Portraits de femmes sans frontières

Publié le lundi 12 août 2002 par admin_sat , mis a jour le mardi 4 mars 2008

Du rêve à l’espoir

La femme a trouvé place dans les plus belles pages d’une histoire grandiose et pourtant méconnue. Il n’est pas exagéré de dire que d’une histoire d’amour naquit un jour une langue nouvelle.

Cette langue, dont la vocation est de permettre une meilleure communication linguistique entre tous les peuples de la terre, et de favoriser la compréhension entre eux, germa dans le coeur et l’esprit d’un enfant nommé Ludwik Lejzer (Louis Lazare) Zamenhof (voir la fiche "Z1").

La première femme à qui Louis confia son intention de proposer ce trait d’union linguistique commun à toute l’humanité fut sa mère, Rosalia (Liba) Zamenhof.
D’abord attendrie par une idée aussi noble, bien qu’à première vue naïve, Rosalia s’étonna et s’inquiéta par la suite de la détermination dont son garçon, par ailleurs brillant dans ses études, fit preuve. Elle en devint finalement, malgré l’hostilité du père, la confidente discrète. Elle ne se doutait guère que Louis resterait attaché à cet idéal durant toute sa vie, jusqu’à son dernier souffle.

Louis reçut une nouvelle complicité féminine en 1887, lorsqu’il se maria avec Klara Silbernik : elle épousa l’homme et l’idée. Il avait 28 ans, elle 24. Ils se fiancèrent le 30 mars. Le premier manuel de la Langue Internationale parut en russe le 26 juillet sous le pseudonyme Doktoro Esperanto. Le mariage eut lieu quelques jours après, le 9 août. L’espéranto fit donc ses premiers pas au rythme de deux coeurs qui battaient à l’unisson, avec l’éclat de deux regards embellis par l’amour.

Tout comme la langue popularisée plus tard sous le nom d’espéranto, le couple résista à de nombreux écueils et à l’épreuve du temps. Klara apporta par ailleurs beaucoup mieux qu’une dot : un beau-père d’une générosité à toute épreuve, d’une ouverture absolue aux idées de son gendre. C’est grâce à son soutien financier que le premier manuel d’espéranto put être édité.
Le destin de leurs trois enfants fut lié aussi à l’espéranto. Leur fille Lydia fit des conférences et des cours dans de nombreux pays. Ils connurent hélas une fin tragique, victimes de la barbarie nazie. Lydia et Sofia périrent au camp de concentration de Treblinka. Leur frère Adam fut fusillé dans le pavillon d’ophtalmologie qu’il dirigeait à l’hôpital de Varsovie ; son épouse Wanda parvint à s’échapper avec son fils Louis-Christophe.

Brillamment traduit du polonais en espéranto par le Dr Zamenhof, publié en 1910, puis de l’espéranto en japonais, le roman Marta d’Eliza Orzeszkowa (1841-1910) favorisa une prise de conscience sur la condition féminine en Suède et au Japon ainsi que des contacts en espéranto entre femmes occidentales et japonaises.

De l’espoir à la réalité

Journaliste, écrivaine, militante pour l’Europe et pour les droits de la femme, Louise Weiss avait dressé dans un de ses livres ("Une petite fille du siècle" ; éd. Albin Michel) un portrait de son extraordinaire grand-père Émile Javal. Grand ami de Zamenhof, ophtalmologue comme lui, Javal perdit la vue à l’âge de 62 ans et commença à pratiquer l’espéranto à 65. Ce fut l’ultime passion et sujet d’intérêt de cet homme hors du commun, la dernière lueur réconfortante de sa vie. Il écrivit alors "Entre Aveugles", un ouvrage plein de philosophie pratique et sereine destiné aux personnes frappées de cécité, à leur donner les moyens, la force de surmonter leur épreuve. Afin d’en assurer une diffusion sans frontières, sa belle-fille le traduisit en espéranto ("Inter Blinduloj").
Professeur d’orthophonie, Jeanne Ranfaing-Zabilon d’Her (pseudonyme espéranto : Evidino = descendante d’Ève) apprit l’espéranto en 1895 et l’enseigna à Hélène Giroud. Son inlassable activité et son dévouement au service des handicapés, notamment les sourds-muets, les bègues et les aveugles, lui valurent en 1902 une récompense du Touring-Club de France (TCF).
Professeur dans une école d’aveugles en Suisse, Hélène Giroud devint la première femme professeur d’espéranto du monde (année scolaire 1895-96). Elle l’apprit oralement, sans livre, puis l’enseigna à ses meilleurs élèves et continua de nombreuses années à informer des aveugles et à les former à cette pratique de la communication linguistique internationale. Elle écrivit aussi un petit livre en braille.
Sourde-muette, aveugle, l’Américaine Helen Keller n’en devint pas moins pédagogue, écrivaine et militante sociale après avoir acquis malgré tout une instruction supérieure à force de volonté et de persévérance. Elle plaida pour l’espéranto comme moyen d’améliorer le sort des aveugles, de les sortir de leur isolement. Et c’est l’espérantiste Clara Barton qui fonda Croix-Rouge Américaine.
Beaucoup de femmes se sont illustrées dans la littérature et la poésie en espéranto : Hilda Dresen (Estonie), qui apprit l’espéranto à 20 ans, alors qu’elle était radiotélégraphiste, a consacré une grande part de son oeuvre poétique, originale et traduite de l’estonien, de l’allemand et du russe, à la nature nordique ; les poèmes de Ludmila Jevsejeva (Lettonie) parurent dans de nombreuses publications en espéranto dont les plus prestigieuses ; Danoise d’origine yougoslave, Zora Heide gagna des concours littéraires ; Eija Salovaara contribue admirablement à faire ressentir la vie de son pays, la Finlande, dans son livre "Kie boacoj vagadas" (Où errent les rennes) ; Eli Urbanova, Tchèque, joue sur la sensualité, voire l’érotisme ; l’Italienne Lina Gabrielli, a non seulement écrit mais aussi édité.

Pionnières sans frontières

La valeur émancipatrice de la Langue Internationale avait déjà été démontrée lors des congrès universels d’espéranto de Cambridge en 1907, puis de Dresde en 1908, par des échanges directs d’informations et d’expériences sur la condition féminine et les questions sociales en divers pays, le droit de vote des femmes, etc.
Kazimira Bujwida fut non seulement une pionnière des droits de la femme, mais aussi une fidèle collaboratrice dans l’action pro-espéranto de son mari, l’éminent bactériologue polonais Odo Bujwid.

Première femme espérantiste de France, professeur d’allemand, Alice Roux fit découvrir l’espéranto à Gabriel Chavet qui, à 17 ans, en 1897, fonda le premier club lycéen d’espéranto de France à Louhans (Saône-et-Loire).

Reine des étoiles d’Hollywood en 1939, Norma Shearer avait exprimé un avis très éclairé sur la question de communication linguistique et sa sympathie pour l’espéranto.
Un film réalisé voici quelques années en Chine retrace le destin de l’espérantiste japonaise Hasegawa Teru (pseudonyme Verda Majo = Mai Vert) qui quitta son pays en 1937 pour accompagner son mari chinois dans la résistance contre l’agression nippone.
Tante de George Orwell, Ellen Kate Limouzin fut pendant quelques années la compagne de Lanti, le fondateur de SAT, l’aile sociale du mouvement espérantiste.

Aujourd’hui, la contribution des femmes à la vie et au développement des applications de cette langue est importante et variée : des Japonaises qui établissent le contact avec des femmes de divers pays avec l’espéranto pour créer les bases d’une meilleure condition féminine en Afghanistan ; Ilona Koutny qui dirige un programme d’études universitaires d’espéranto à l’Université de Poznañ (Pologne) ; Barbara Pietrzak qui dirige la rédaction d’espéranto de la Radio Polonaise ; Katalin Tosegi qui anime celle de Radio Autriche Internationale ; Katalin Szmideliusz (Hongrie), remarquable pédagogue ; Helga Farukuoye, responsable du catalogue de recherches électroniques "Trovanto" du Musée International d’Espéranto de Vienne, partie intégrante de la Bibliothèque nationale d’Autriche ; Mireille Grosjean (Suisse) qui présente l’intérêt pratique et pédagogique de l’espéranto dans un ouvrage intitulé "Les échange de classes clé en main". Ancienne directrice adjointe d’école normale à Oxford, Marjorie Boulton est un grand nom de la littérature et de la poésie en espéranto ; comme Ilona Koutny (Hongrie), Spomenka Shtimec (Croatie), Perla Martinelli (Suisse), elle est membre de l’Académie d’Espéranto.
Ce sont ainsi des milliers de noms qui mériteraient d’être cités, si la place le permettait dans le présent document...

Du talent et du coeur

Première femme poète de l’espéranto, élue Reine des Jeux Floraux Internationaux (concours littéraire) à Barcelone, en 1909, après seulement quatre années d’étude de l’espéranto, l’Allemande Maria Hankel devint première présidente de l’Esperantista Literatura Asocio en 1912.

Beaucoup d’autres femmes écrivains ont participé plus ou moins à la popularisation de l’espéranto, en particulier l’ex-déléguée roumaine à la SDN Hélène Vacaresco (après s’y être opposée) ; l’Autrichienne Bertha von Suttner (Prix Nobel de la Paix, 1905) ; la Suédoise Selma Lagerlöf (Prix Nobel de Littérature, 1909). Écrivaine et femme poète, la reine Elisabeth de Roumanie (nom d’auteur : Carmen Sylva) permit la traduction de ses oeuvres en espéranto. Elle en fit donner des cours dans la Cité des Aveugles Vatra Luminoasa alors mondialement renommée qu’elle avait fondée et pour laquelle elle était considérée dans son pays comme la "mère des aveugles". Elle apprit même l’espéranto pour mériter le titre de "Reine Espérantiste".

Épouse du fondateur du scoutisme, Olave Baden-Powell suggéra en 1950 que l’épouse du président des États-Unis, Eleonore Franklin Roosevelt, présidente du Comité des Nations Unies pour les Droits de l’Homme, intervienne pour que son pays fasse accepter au monde entier l’introduction de l’espéranto dans les programmes de toutes les écoles et organisations. Bien que l’idée n’ait pas abouti, elle a toutefois posé un jalon sur la voie de la reconnaissance de l’espéranto puisque l’Unesco a adopté des recommandations en sa faveur en 1954 et 1985. Des applications se sont développées dans le cadre du programme Linguapax.

L’espéranto a joué aussi — et joue encore — le rôle inattendu d’auxiliaire matrimonial. Outre le couple Zamenhof-Silbernik, il y eut par la suite des mariages non seulement entre espérantistes de même nationalité, mais aussi de pays différents. Dès 1899, le Suédois Valdemar Langlet épousa la Finlandaise Signe Blomberg. Après le décès de celle-ci, en 1921, il se remaria en 1925 avec Nina Borovko, fille de son ami espérantiste russe Nikolaï.
Moutchoul Mossover devint en 1916 l’épouse du prince baha’i persan Bahman Shidani qui, en 1914, avait lui aussi appris la Langue Internationale.

La Suédoise Karin Höjer, aveugle depuis son enfance, se maria en 1919 avec Harald Thilander, aveugle depuis l’âge de treize ans, après plus de vingt ans de collaboration avec lui pour l’espéranto. Elle mourut en 1927. Thilander se remaria en 1928 avec Varma Jäärvenpä, une espérantiste finlandaise qui avait en partie retrouvé la vue.
L’"Enciklopedio de Esperanto", dont la première édition parut à Budapest en 1933, mentionnait ainsi 56 couples qui, depuis 1899, s’étaient formés grâce à l’espéranto.

Mille femmes, mille destins

L’histoire de l’espéranto est émaillée d’une multitude de portraits de femmes étonnants, admirables ou attachants qui mériteraient qu’un ouvrage leur soit consacré.
Elles ont effectivement joué un rôle décisif dans le succès de la Langue Internationale du Docteur Zamenhof par rapport aux centaines de tentatives de création de langues internationales conçues à des fins exclusivement utilitaristes ou sur des bases totalement erronées — ce que confirme l’éminent professeur Umberto Eco dans La recherche de la langue parfaite (Ed. Le Seuil) — et par conséquent sans âme et dépourvues de valeur culturelle.
Porteur d’un message d’équité, de fraternité, d’idées émancipatrices et humanistes, instrument pratique et performant pour les rendre effectives, l’espéranto fut longtemps et est encore victime d’une politique tendant à le maintenir, comme la femme, par la dérision, la détraction, l’humiliation, des pressions ou le silence, dans un état d’infériorité.
Il y a lieu de penser que les victoires sociales de la femme seront aussi des victoires pour l’espéranto, et inversement.
Sans la sensibilité et l’intuition féminines, l’espéranto n’aurait jamais surmonté les épreuves qu’il a traversées. La seule intelligence froide, logique, "carrée", n’a jamais suffit à insuffler la vie à une langue artificielle au sens originel et noble du mot latin "artificialis" : fait avec art.
En définitive, l’esprit qui anime l’espéranto — interna ideo ou idée interne — n’est pas étranger aux qualités des deux femmes qui ont le plus marqué, inspiré et aidé Louis-Lazare Zamenhof : Rosalia et Klara.