Principes présidant à la structuration d’une langue

Publié le mardi 7 janvier 2003 par admin_sat

Chaque langue a son génie propre, qui dépend le plus souvent d’un principe directeur sur lequel s’appuie toute la structuration du langage. On comprendra mieux le principe directeur de l’espéranto si on le compare à celui de l’anglais, qui lui est diamétralement opposé.

Le principe directeur qui préside à l’organisation de la langue anglaise est "1’évocation", système qui permet une extraordinaire économie de moyens linguistiques, mais qui présente l’inconvénient de faire une trop large place aux référentiels : contexte, situation, connaissance de la question par le récepteur de la communication, etc. C’est ce qui ressort des exemples qui suivent, non inventés pour les besoins de la cause, mais tous tirés de mon expérience de réviseur au Bureau des publications et traductions de l’OMS.

Considérons les deux expressions malaria treatment et malaria therapy.. Elles se composent l’une et l’autre d’un groupe de deux mots qui sont tous deux, dans le dictionnaire, des substantifs. Le premier est le nom d’une maladie (malaria, paludisme), le deuxième est un nom qui désigne une action thérapeutique. Tout ce que la grammaire anglaise nous indique au sujet de pareilles constructions est que le premier mot détermine le second, mais aucune flexion, aucune préposition ne vient préciser de quel genre de détermination il s’agit : la langue n’explicite pas, elle juxtapose deux notions qui, réunies, doivent évoquer l’idée correcte. C’est pourquoi seule la connaissance de la question permet de savoir que la première expression signifie "traitement du paludisme" et la seconde "traitement par le paludisme". Le génie de la langue française, fondé sur l’explicitation des rapports, est totalement différent. Les expressions françaises sont traitement du paludisme dans le premier cas, impaludation thérapeutique ou paludothérapie dans le second. Aucune confusion n’est ici possible. Le mot "impaludation" signifie par lui-même que l’on injecte le parasite du paludisme et l’emploi de -thérapie comme suffixe suffit à indiquer qu’il s’agit d’une forme de traitement (dans toute la série physiothérapie, psychothérapie, kinésithérapie, etc., le premier terme indique toujours la méthode).

Un autre exemple où la nature du rapport de détermination est laissée au référentiel nous est fourni par les expressions performance level ("niveau de performance, de réussite") et blood level, qui ne signifie pas "niveau du sang" mais "quantité (de telle ou telle substance) présente dans la circulation sanguine".

Voici un deuxième type de structure imprécise en anglais : Japanese encephalitis vaccine. Trois mots sont accolés : nous savons qu’il est question de vaccin, d’encéphalite et de Japon. Mais l’absence totale de moyens linguistiques explicitant les rapports ne permet pas de dire s’il faut traduire par "vaccin japonais contre l’encéphalite" ou "vaccin contre l’encéphalite japonaise". Pour déterminer que c’est la deuxième traduction qui est juste, il faut savoir d’avance qu’il existe une maladie appelée "encéphalite japonaise", la grammaire anglaise ne nous donnant aucun renseignement.

Ce qui montre bien qu’il s’agit d’une tendance générale de la langue, d’un principe sur lequel est fondée l’idée même de communication, c’est qu’on retrouve la même imprécision au. niveau du vocabulaire : development of health networks signifie aussi bien "développement des réseaux de centres de santé" que "création de réseaux de centres de santé".

Le principe de l’évocation donne à l’anglais une extraordinaire souplesse, si on le compare au français par exemple, où la détermination nécessite toujours le recours à une préposition, à une périphrase (amphetamine dependants est rendu par "personnes ayant contracté une dépendance à l’égard des amphétamines" ) ou à un mot — adjectif ou adverbe — dont la forme et l’existence dépendent exclusivement de la tradition. L’expression anglaise malaria eradication and control est beaucoup plus légère et maniable que ses équivalents français éradication du paludisme et mesures de lutte contre cette maladie ou éradication du paludisme et lutte antipaludique, qui contiennent au minimum 50% de syllabes en plus. Mais le système français est remarquablement plus précis que le système anglais, qui est, de surcroît, coûteux.

C’est au sens littéral que j’emploie le mot "coûteux". Pendant la période où j’ai été réviseur à l’OMS, j’étais payé — et bien payé — uniquement pour relire des traductions faites par des professionnels, la plupart étaient licenciés ès lettres, beaucoup avaient vécu des années en Grande-Bretagne ou aux États-Unis et pour éliminer les erreurs provenant, non d’une méconnaissance de la langue, mais d’une méconnaissance des sujets traités. Le grand public n’imagine pas le nombre d’heures perdues dans les services de traduction parce que les structures linguistiques anglaises sont fondées sur l’évocation. Il est arrivé, par exemple, qu’il faille écrire en Australie pour demander à un auteur si les sujets observés dans le German prisonner of war camp auquel il se référait vivaient dans un camp allié de prisonniers de guerre allemands ou dans un camp allemand de prisonniers de guerre alliés, l’expression anglaise étant susceptible des deux interprétations.