Gandhi et l’anglais

Publié le dimanche 22 décembre 2002 par admin_sat , mis a jour le jeudi 5 août 2004

Le recours à une langue étrangère en Inde pour assurer l’enseignement supérieur a causé à la nation un préjudice moral et intellectuel incalculable. Nous sommes encore trop rapprochés de cette période pour mesurer l’énormité du dommage subi. Et c’est un tour de force presque impossible que d’avoir à juger nous-mêmes cette éducation dont nous sommes également les victimes.

Il me faut aussi préciser les raisons qui m’ont conduit à poser de telles conclusions. Pour ce faire, le mieux est, je crois, de faire part de ma propre expérience.

Jusqu’à l’âge de 12 ans, tout l’enseignement me fut donné en gujarati, qui est ma langue maternelle. J’avais alors quelques rudiments d’arithmétique, d’histoire et de géographie. Puis, j’entrai au lycée où pendant trois années encore, je reçus mon enseignement dans la langue maternelle. Mais le rôle du professeur était de faire rentrer l’anglais dans la tête des élèves par tous les moyens. C’est pourquoi plus de la moitié de notre temps se passait à étudier l’anglais et à maîtriser l’orthographe et la prononciation si arbitraires de cette langue. Je découvris avec tristesse qu’il me fallait apprendre une langue dont la prononciation ne correspondait pas à l’orthographe. Quelle drôle d’expérience que d’avoir à apprendre par coeur l’orthographe des mots. Mais c’est là une parenthèse sans grand rapport avec mon sujet. Donc, quoi qu’il en soit, au cours de ces trois premières années de lycée tout se passa relativement bien.

Le supplice commença avec la quatrième année. Il fallait tout apprendre en anglais géométrie, algèbre, chimie, astronomie, histoire et géographie. La tyrannie de l’anglais s’étendait si loin qu’il fallait passer par cette langue et non par la nôtre pour apprendre le sanskrit ou le persan. Si un élève s’exprimait dans sa propre langue, le gujarati, on le punissait. II n’importait nullement au professeur que l’enfant parlât mal l’anglais et qu’il fût incapable de le prononcer correctement ou de le comprendre parfaitement. Pourquoi le maître aurait-il dû s’en inquiéter ? Lui-même parlait un anglais qui était loin d’être parfait. Il ne pouvait pas en être autrement. L’anglais était une langue étrangère aussi bien pour lui que pour ses élèves. Le résultat était catastrophique. On nous donnait à apprendre par coeur beaucoup de choses que nous étions loin de toujours comprendre parfaitement et qu’il nous arrivait même souvent de ne pas comprendre du tout. La tête me tournait quand le professeur s’escrimait à nous faire comprendre ses démonstrations de géométrie. Je n’ai d’ailleurs pas saisi un traître mot de cette discipline avant d’avoir atteint le treizième théorème du premier livre d’Euclide (sic). Et je tiens à avouer au lecteur que malgré tout mon amour pour ma langue maternelle, je ne sais pas encore, arrivé à ce jour, traduire en gujarati les termes techniques de géométrie, d’algèbre, etc. Je sais à présent que si l’enseignement avait pu se faire en gujarati, et non en anglais, il m’aurait suffi largement d’une seule année au lieu de quatre pour en apprendre tout autant en arithmétique, en géométrie, en algèbre, en chimie et en astronomie. La compréhension de ces matières m’aurait paru plus facile et plus claire. Mon vocabulaire en gujarati aurait été plus riche. On aurait pu, chez moi, profiter de ces connaissances. Mais le fait de les avoir acquises en anglais créait une barrière infranchissable entre ma famille et moi, car eux n’étaient pas passés par des écoles anglaises. Mon père ignorait tout de ce que je faisais. Même si j’avais voulu, je n’aurais pu l’intéresser à ce que j’étudiais. Car, malgré sa grande intelligence, il ne savait pas un mot d’anglais. Ainsi, je devenais rapidement un étranger dans ma propre maison. J’étais certainement devenu quelqu’un ! Même dans ma manière de m’habiller il se produisait d’imperceptibles changements. Ce qui m’arrivait là n’avait rien d’exceptionnel. C’était le cas d’un grand nombre de mes camarades.

Les trois premières années de lycée ajoutèrent peu à mon bagage de connaissances générales. Elles étaient destinées à nous préparer à recevoir tout enseignement en anglais. Ces lycées étaient des écoles pour la conquête culturelle qu’opéraient les Anglais. Le savoir acquis par les trois cents garçons de mon école correspondait en fait à une conquête limitée. On ne pouvait pas le transmettre à l’ensemble du peuple. Un mot sur la littérature. Nous devions apprendre plusieurs livres de poésie et de prose anglaises. Nul doute que tout ceci était fort beau. Mais ces connaissances ne m’ont été d’aucune utilité pour servir mon peuple ou me rapprocher de lui. Je suis dans l’impossibilité de dire qu’il me manquerait un trésor précieux si j’ignorais tout de la poésie et de la prose anglaises. Si, à la place, j’avais passé ces précieuses sept années à maîtriser le gujarati et si, en même temps, j’avais appris en gujarati les mathématiques, les autres sciences et le sanskrit, il m’aurait été facile de faire profiter mon entourage de mes connaissances. J’aurais pu enrichir le lexique gujarati et qui sait, si avec mon acharnement coutumier et mon amour démesuré pour mon pays et ma langue maternelle, je n’aurais pas réussi à servir les hommes d’une manière plus féconde et plus large ? Il ne faut pas me prêter l’intention de vouloir dénigrer l’anglais ou sa noble littérature. Les colonnes du Harij en témoignent suffisamment en faveur de mon amour de l’anglais. Mais la noblesse de sa littérature ne peut être guère plus utile à la nation indienne que le climat tempéré de l’Angleterre ou son paysage. L’Inde doit s’épanouir sous un climat, dans un cadre et selon une littérature qui lui appartiennent en propre, même si tous trois ne valent pas ceux qu’on trouve en Angleterre. Nous devons, nous et nos enfants, bâtir sur notre propre héritage. Nous l’appauvrissons dans la mesure où nous empruntons à celui d’un autre. Les nourritures qui viennent de l’étranger ne pourront jamais nous faire grandir. Je tiens à ce que le pays parvienne à la connaissance des trésors d’une culture étrangère au moyen de ses langues vernaculaires. Je n’ai pas besoin d’apprendre le bengali pour connaître les beautés de l’oeuvre incomparable de Rabindranath. Je peux y avoir accès grâce à de bonnes traductions. Ceux qui parlent gujarati n’ont pas à étudier le russe pour apprécier les nouvelles de Tolstoy. Ils peuvent en prendre connaissance dans une bonne traduction. Les Anglais se vantent de pouvoir, en une semaine, publier les meilleures productions de la littérature mondiale et les mettre à la disposition de leurs lecteurs traduites dans un anglais facilement accessible. Il est inutile d’apprendre l’anglais si je veux connaître ce qu’il y a de mieux dans la pensée et les écrits de Shakespeare et Milton. Ce serait faire une bonne économie que de mettre à part un groupe d’étudiants dont le travail serait d’apprendre dans les différentes langues du monde ce qu’on peut y trouver de plus précieux, et, ensuite, d’en donner la traduction dans leur langue vernaculaire. Nos maîtres s’y sont mal pris avec nous, et l’habitude aidant, l’anomalie fait figure de norme...

Les universités devraient être indépendantes. L’État ne prendrait à sa charge que ceux dont il a besoin pour ses services, et pour le reste, il encouragerait l’initiative privée. Il faudrait aussi, à tout prix et immédiatement, ne plus se servir de l’anglais pour assurer l’enseignement, mais redonner aux langues de chaque province la place qui leur convient. Je préférerais assister à la désorganisation temporaire de l’enseignement supérieur plutôt que de voir se perpétuer jour après jour ce gâchis criminel...