Ethnocentrisme

Publié le mardi 7 janvier 2003 par admin_sat

Une dame anglaise, à qui on expliquait comment dire "pain" en français, s’exclama : "Quelle idée extraordinaire . Pourquoi diable ne disent-ils pas bread comme tout le monde ?" Cette incapacité de voir les choses autrement qu’à travers le prisme de sa propre culture s’appelle ethnocentrisme. C’est de l’ethnocentrisme que procèdent la plupart des objections faites à l’espéranto.

Certains, par exemple, trouvent inimaginable qu’une langue qui se veut internationale ait un accusatif. Attribuant un caractère d’universalité au cas particulier de quelques langues occidentales, ils croient qu’une langue sans accusatif est nécessairement plus facile. Elle l’est, certes, pour eux . Mais est-ce un critère suffisant ? Avec le même raisonnement, un Portugais pourrait revendiquer qu’on adopte l’espagnol comme langue internationale. L’espagnol est beaucoup plus facile que l’espéranto pour un Portugais, parce que le bas-latin a évolué de façon parallèle dans les deux pays de la péninsule ibérique. Mais l’espagnol est beaucoup plus difficile que l’espéranto pour un Russe, un Hongrois, un Japonais, un Suédois. C’est pourquoi, si l’on envisage le problème à l’échelle mondiale, on ne saurait adopter la solution "espagnol" : la difficulté supplémentaire est le prix que notre Portugais payera pour une solution plus démocratique, qui est aussi, en dernière analyse, plus efficace, puisque la communication internationale est meilleure si l’on adopte une langue qui représente un optimum pour tous et tienne compte des habitudes linguistiques très diverses des êtres humains.

Le but d’une langue est de permettre la communication. Pour que la communication soit aussi parfaite que possible, il faut que la langue soit à la fois maniable et claire. Maniable, parce que si la personne qui s’exprime est constamment inhibée par des difficultés grammaticales ou lexicales, la communication ne se fait pas bien. Claire, parce que si le locuteur s’exprime facilement, mais de façon ambiguë, ses énoncés sont autant de devinettes et les malentendus abondent : il n’y a pas de communication digne de ce nom.

La maniabilité d’une langue dépend de sa cohérence. Pour des raisons psychologiques connues mais qu’il serait trop long de développer ici [1], l’expression linguistique tend spontanément vers la régularité. Considérez les "fautes" de langue d’un enfant, d’un étranger, d’une personne sous l’empire de l’alcool, de la fatigue ou d’une forte émotion : elles tendent toujours à rendre la langue plus cohérente qu’elle ne l’est. Quand un inspecteur d’école me dit : "Vous disez" au lieu de "vous dites" ou quand je lis sous la plume d’un journaliste : "je parcourai" au lieu de "je parcourus", ce sont deux cas où l’entraînement propre à des professions où la correction du langage joue un rôle capital se révèle plus faible que la tendance psychologique à aligner le moins fréquent sur le plus fréquent, l’exceptionnel sur le régulier.

La même tendance à la cohérence se retrouve dans l’histoire des langues. Si l’on dit en français tomber au lieu de choir, manquer au lieu de faillir et, de plus en plus, solutionner au lieu de résoudre, c’est parce que les verbes en -er sont largement majoritaires ; ils sont donc ressentis comme plus normaux et plus maniables que les autres.

Pourquoi l’italien dit-il essere là où le latin n’avait que esse ? Les infinitifs latins se caractérisaient au départ par une belle cohérence : ils se terminaient tous en -se. Mais un avatar phonétique a transformé en -r- le -s- placé entre deux voyelles. Du coup, des verbes comme esse ("être") et posse ("pouvoir") se sont trouvés séparés de l’ensemble des autres infinitifs, où les formes -ase, -ese, -ise étaient devenues -are, -ers, -ire. Cette incohérence existait encore à l’époque classique, mais la langue ne l’a pas supportée longtemps. Le bas-latin a "corrigé" les formes déviantes en leur attribuant la finale en -re qu’on retrouve dans l’italien d’aujourd’hui.

Dans le cas de la langue maternelle, le principal facteur de maniabilité est donc la cohérence. Mais quand il s’agit d’une langue étrangère, il faut y ajouter un autre facteur : la ressemblance entre cette langue et la langue maternelle. Dans un manuscrit rédigé par un chercheur étranger et qu’on me demande de réviser je trouve une phrase qui commence par : "il conclua que doubles étaient les aspects... " Si la première maladresse procède d’un désir de cohérence (aligner le verbe conclure sur la forme la plus fréquente du passé simple), la deuxième tient à l’influence de la langue maternelle, où l’ordre des mots est beaucoup plus libre qu’en français.

Les interférences que les structures de la langue maternelle provoquent dans le maniement de la langue étrangère sont d’autant plus difficiles à éliminer que la deuxième langue est moins cohérente. Si le degré de cohérence est très élevé, les structures sont saisies globalement et s’appliquent partout avec aisance ; S’il est peu élevé, le recours à la mémoire est constant et un "drill" considérable est nécessaire pour que le langage spontané devienne suffisamment correct.