C – TENTATIVE D’ EXPLICATION

Publié le vendredi 20 mai 2005 par admin_sat

11. Deux images typiques

On le voit : le chercheur qui, chaque fois qu’il rencontre une affirmation sur l’espéranto prend la peine de la contrôler, constate presque toujours un décalage considérable entre la réalité et l’image ainsi présentée. Deux stéréotypes, en fait, semblent exister au sein de la population cultivée, l’un dur, l’autre doux.

L’image dure se présente à peu près comme suit :

L’espéranto est une prétendue langue faite de bric et de broc à partir d’éléments empruntés aux langues d’Europe occidentale, dont il imite d’ailleurs les structures. C’est un code rigide, inexpressif et sans vie. Il a été publié sous une forme complète par un idéaliste et ne peut
évoluer. Sans histoire, sans littérature, sans peuple, ce système ne peut servir qu’à des échanges terre-à-terre. Il est défendu par une poignée de militants manquant de réalisme, qui s’imaginent que la paix découlerait automatiquement de l’adoption générale d’une langue universelle. Ces gens sont ridicules, mais ils pourraient être dangereux car leur action pourrait provoquer un
nivellement par le bas et, en fin de compte, la mort des cultures traditionnelles, qui finiraient par se confondre toutes dans une grisaille anonyme. Heureusement, leur tentative a échoué et il n’y a aucune chance qu’elle réussisse, car cette pseudo-langue n’est en fait parlée nulle part. Si elle l’était, les différences d’accent et de substrat empêcheraient d’ailleurs les locuteurs de se
comprendre.

Quant à l’image douce, on peut lui donner la formulation suivante :

De braves gens prenant les réalités humaines pour plus simples qu’elles ne sont croient que si les hommes se comprenaient, ils s’entendraient mieux. Ils préconisent l’adoption, dans les relations internationales, d’une langue commune appelée espéranto. Le défaut de cette langue
est d’être artificielle. Elle n’incarne pas l’esprit d’un peuple et n’est donc pas une langue au sens plein. Son auteur l’ayant voulue facile, elle se ramène à un code simpliste qui ne peut exprimer la pensée et le sentiment aussi bien qu’une langue naturelle. Il lui manque une âme.

Ce code pourrait certes rendre des services comme moyen de communication, mais il n’a aucune chance de réussir parce que ce sont des considérations de pouvoir qui déterminent quelle est la vraie langue internationale. A notre époque, c’est, sans conteste, l’anglais. Une langue qui ne s’appuie sur aucun territoire et aucune puissance politique ou économique est vouée à l’échec. Apprendre l’espéranto ne sert à rien, puisque cela n’ouvre pas l’accès à une culture et que les gens qui le possèdent sont trop peu nombreux pour qu’il ait une utilité pratique. Les espérantistes sont des rêveurs, parfois agaçants, parfois sympathiques, mais dont la naïveté fait
toujours sourire.

A ces stéréotypes, on peut opposer la réalité, telle que tout chercheur peut la découvrir s’il se documente et observe la langue dans son fonctionnement concret, comme le font normalement les linguistes et les anthropologues. La réalité révélée par les documents et par l’étude sur le
terrain peut être résumée comme suit :

L’espéranto est une langue jeune, née de la rencontre entre un intense désir de communication transculturelle au sein d’une fraction de la population du monde et une proposition linguistique élaborée par un jeune polyglotte qui avait mis au point son projet en composant des poèmes et en traduisant des textes de différentes littératures.

Adopté par des personnes d’origines ethniques et sociales dissemblables, ce projet, en servant à la communication, s’est naturellement transformé en une langue vivante par un processus collectif, anonyme, largement inconscient, fait d’une série d’interactions et de réajustements mutuels. L’indice d’agglutination est très élevé dans cette langue, bien que, par certains traits, elle soit plus proche des langues isolantes et que sa base lexicale soit d’origine européenne.

En un siècle d’existence, l’espéranto s’est doté d’une littérature plus abondante et plus diverse que bon nombre d’autres langues au cours des cent premières années de leur vie en tant que langues écrites. Dans un certain nombre de domaines scientifiques, philosophiques et politicosociaux
appartenant à la vie moderne, sa terminologie est plus ancienne que celle de langues comme l’arabe, le swahili et le chinois.

Le développement littéraire de la langue a été favorisé par deux facteurs : d’une part, la souplesse d’un idiome où presque chaque énoncé peut prendre une forme analytique ou
synthétique, et d’autre part l’aisance que confère un moyen de communication suivant de plus près que la majorité des langues ethniques le mouvement spontané de l’expression
linguistique [1]. Le fait que, bien qu’apprise, la langue ne soit pas ressentie comme étrangère, lui donne, chez ses usagers, un statut psychologique particulier.

Employée par une collectivité du type diaspora dont les membres, répartis dans plus de cent pays, sont unis par un réseau très dense de communications, cette langue est utilisée à la satisfaction des usagers dans toutes sortes de réunions, congrès et autres rencontres. Elle est le
véhicule d’un certain nombre de programmes radiophoniques réguliers et est largement employée dans la correspondance privée et les contacts interpersonnels.

12. Quelques hypothèses étiologiques

Le décalage entre l’image et la réalité est impressionnant. Pourtant, il n’est pas très difficile de se renseigner. Comment expliquer que tant de gens se lancent si facilement dans un discours sur l’espéranto sans avoir l’idée de se documenter au préalable ?

12.1 L’aspect cognitif

Cette audace dans l’affirmation semble tenir pour une part au fait que les intellectuels – et ce sont eux qui, dès le début, ont donné le ton au débat – ont procédé de façon très cartésienne, comme en mathématique, où tout est déduit, par une chaîne logique, d’un premier postulat. Or, ce postulat était erroné, puisque c’était : L’espéranto est une langue artificielle, inventée par un homme seul, qui a cru qu’on pouvait fabriquer une langue comme on dessine le plan d’une machine. Pareille conception, sans rapport avec la réalité historique, ne pouvait qu’engendrer une série de jugements inexacts.

Le décalage entre l’image et la réalité peut en outre être lié à la résistance qu’une structure cognitive profondément enracinée dans le psychisme oppose spontanément au changement.

L’histoire des sciences montre en effet que lorsqu’un fait ou une notion nouvelle dérange une structure mentale bien établie, la structure résiste pendant un temps considérable. Or, chacun de nous s’est progressivement doté, à mesure qu’il grandissait et découvrait le monde, d’une structure cognitive – une sorte de tableau mental – où langues et peuples se répondent terme à terme.

L’espéranto dérange ce bel agencement. On ne sait où le caser, puisqu’il n’a ni peuple, ni territoire, ni histoire comparable à celle des autres idiomes. (Cette difficulté de classement trouve sa concrétisation à la bibliothèque du Centre Pompidou : l’espéranto y figure sous Science-fiction, rubrique 899). Plutôt que de modifier le tableau et la conception que l’on a du phénomène langue, on ignore le gêneur. Si l’on ne peut l’ignorer, la difficulté produit une réaction d’agacement ou de condescendance qui donne une bonne raison de l’écarter au plus tôt et de s’épargner l’effort de réajuster un cadre cognitif stabilisé de longue date dans notre intellect.

Enfin, on ne peut percevoir correctement l’espéranto que si l’on tient compte des multiples aspects du problème : linguistique, politique, social, économique, historique, culturel, pédagogique et psychologique. Or, pour prendre conscience de cette complexité, il faut y réfléchir de façon suffisamment approfondie et, une fois la prise de conscience effectuée, il faut réserver son jugement jusqu’à ce que toutes ces pistes aient été explorées. Aussi est-il normal que la tendance au moindre effort, l’une des forces les plus puissantes du psychisme humain, exploite toutes les possibilités de rationalisation pour nous épargner cette fastidieuse recherche. Comme nous n’avons pas davantage envie d’avouer : Je ne peux rien dire, je n’ai pas étudié à propos d’un sujet sur lequel tout le monde semble avoir un avis, nous nous rabattons sur les préjugés courants, sauvegardant ainsi notre confort mental.

12.2 L’aspect perceptif (le côté "folklo")

La tendance au moindre effort porte à juger sur les apparences. On confond ainsi une réalité complexe avec sa face la plus voyante, même si celle-ci n’est que marginale.

Or, toute identité humaine se prête à l’extrémisme. C’est le cas des identités linguistique, religieuse, politique,
sexuelle, raciale, doctrinale (certains psychanalystes, certains naturistes) ou même sportive (d’où les bagarres qui concluent certains matches).

L’identité "espéranto" a, comme toutes les autres, son contingent d’individus excessifs. Ce sont les seuls que le grand public remarque, parce que, pour être remarqué, il faut avoir un comportement particulier. Un espérantophone normal ne sera pas repéré comme tel dans la vie courante, puisqu’il ne présente aucun trait distinctif : il n’y a pas plus de raison de le distinguer des autres humains que de discerner dans une foule les personnes qui savent le russe ou le grec. Même s’il parle espéranto avec son interlocuteur dans l’autobus ou à une terrasse de café, qui sera capable d’identifier la langue ?

Une sélection s’opère ainsi qui fait passer les éléments farfelus de la collectivité pour représentatifs de l’ensemble. Cette erreur a d’autant plus de chances de se produire que l’on n’a en général aucune information exacte sur le monde de l’espéranto, contrairement à ce qui se passe pour les autres identités. Chacun sait que tous les protestants ne sont pas des Ian Paisley, ni toutes les femmes des extrémistes du féminisme, mais qui peut savoir qu’il existe des gens qui pratiquent l’espéranto en toute tranquillité ou qui le défendent de façon rationnelle et modérée ? La rencontre avec un fanatique de la langue ou, expérience plus marquante encore, avec un groupe de
fanatiques, conduit naturellement à une généralisation qui est l’une des sources de l’image collective.

12.3 L’aspect "médias"

Caisse de résonance, la grande presse accentue l’effet des facteurs intellectuels et contribue à diffuser l’image de l’utopiste farfelu. Le besoin d’accrocher le regard favorise les titres sensationnels, la nécessité d’adapter le message à un public qui ne demande pas de nuances impose
le schématisme. Le premier contact avec l’espéranto est donc souvent un titre d’article qui oriente dès le départ l’esprit du lecteur et véhicule de nombreux sousentendus.
Nous avons déjà vu "L’Europe des cultures – oui, pas celle de l’espéranto" et "Une langue sans peuple".

Bien d’autres titres pourraient être cités comme représentatifs, par exemple "Une langue universelle à l’école ? Mieux que l’espéranto : l’anglais" [2] , "L’espéranto, langue universelle : un projet philanthropique et utopique" [3] , "Langage universel ou état d’esprit, l’espéranto a encore ses fidèles" [4].

Il est probable que le sujet n’intéresse guère et que peu de personnes lisent l’article lui-même.
Le titre sera par conséquent le seul élément qui laissera une trace dans la mémoire de chaque lecteur du journal. A la troisième ou quatrième rencontre, l’orientation inconsciemment prise aura été suffisamment renforcée pour opposer une résistance puissante à tout jugement
contraire.

Des commentaires faits en passant dans des articles consacrés à d’autres sujets consolideront cette attitude. Relevons par exemple, dans un article biographique publié à l’occasion du décès du président de la République autrichienne Franz Jonas, qui n’avait pas honte d’appartenir à la collectivité espérantophone : "son goût trop affiché pour l’espéranto (...) fait sourire" [5], ou encore, dans une critique de film : "la funeste ornière des coproductions espérantistes, qui, à force de vouloir parler toutes les langues, n’en parlent aucune" [6].

Certains auteurs, emportés par leur élan, n’hésitent pas à inventer des faits. C’est ainsi que dans une encyclopédie à grand tirage, paraissant sous forme de fascicules, on peut lire, sous le titre, gros de sous-entendus, les dialectes de l’espéranto :

"Au cours d’une récente conférence internationale, les délégués de plusieurs pays eurent beaucoup de difficultés à comprendre leurs espérantos respectifs !" [7].

Les lettres pressant l’auteur de fournir des précisions sur la conférence en question étant restées sans réponse, on peut conclure que cette réunion n’a jamais eu lieu. D’ailleurs, si même le fait était avéré, une telle affirmation serait fallacieuse, puisqu’elle présente comme typique un cas dont il est facile d’établir le caractère exceptionnel.

Une autre contribution de la presse à la constitution de l’image de l’espéranto réside dans le non-dit.

De nombreux articles traitent avec sérieux de la communication linguistique, notamment telle qu’elle se présente dans une institution comme le Parlement européen, mais jamais ces textes ne font la comparaison avec des situations semblables où l’espéranto est utilisé. Cette omission conditionne le lecteur à penser qu’une telle comparaison n’est pas pertinente. La mise en relation
ne se fait pas davantage quand un congrès d’espérantophones est mentionné dans la presse. En règle générale, un article publié à cette occasion présente les participants, non pas comme des gens astucieux ayant trouvé un raccourci susceptible de remplacer avantageusement les itinéraires
pénibles et coûteux de la communication interculturelle classique, mais comme des farfelus dont l’expérience mérite d’être signalée à titre de curiosité uniquement, sans autre référence.

L’aspect sensationnel d’une bonne partie de l’information dans notre société est de toute évidence un facteur important. Les médias privilégient le discontinu – l’instant – alors que c’est dans le continu – la durée – que s’inscrit le phénomène espéranto. L’apparition d’une nouvelle "langue internationale" venant s’ajouter aux centaines publiées depuis le milieu du 19ème siècle fait
la une de bien des journaux – "Parlerez-vous l’adli, nouveau langage universel ?" [8] – sans que l’auteur replace un tel projet dans un contexte inter-linguistique correct.

Par contre, pour des raisons obscures, l’information ponctuelle concernant l’espéranto trouve rarement place dans les journaux. Par exemple, le fait que M. Ingemind Bengtsson, président du Parlement suédois, se soit récemment entretenu en espéranto avec M. Chu Tunan, vice-président de l’Assemblée nationale chinoise [9], n’a pas été relevé dans la presse.

Ainsi, sans que ce soit délibéré, toutes les décisions prises au sujet de l’information sur l’espéranto et la communication linguistique par les rédacteurs en chef et les responsables des médias, en s’accumulant, finissent par avoir le même impact qu’une gigantesque campagne de
désinformation.

Cette désinformation s’entretient d’elle-même : les journalistes ne se doutent pas qu’ils en sont les victimes et ils la répercutent de bonne foi sur d’innombrables lecteurs.

12.4 L’aspect social

La désinformation sur l’espéranto, autoentretenue
depuis plus de cent ans, était liée, à l’origine, à des facteurs sociaux. Certaines affirmations négatives sur le projet de Zamenhof ont été publiées à la fin du siècle dernier. Le français régnait alors en maître au sein de l’élite intellectuelle et diplomatique, également nourrie de latin, et l’anglais prenait de plus en plus de place dans le monde des affaires. Les personnes qui possédaient ces langues jouissaient d’un avantage que l’espéranto risquait de leur enlever. Elles n’ont pas hésité à le calomnier de la façon la plus éhontée. Par ailleurs, c’était une époque où l’approche synchronique du langage n’existait pas. La langue était envisagée sous un angle exclusivement philologique, d’où une inévitable incompréhension du nouveau phénomène linguistique qui se faisait jour.

Les affirmations dépréciatrices initiales ont été reproduites automatiquement. Certaines étaient exactes : la langue, à l’époque, n’était guère portée par une véritable collectivité et n’avait guère de littérature ;elle était souvent gauche et raide et les variations de prononciation étaient plus marquées qu’aujourd’hui.

D’autres critiques étaient des a priori qu’une étude des faits aurait déjà réfutés en 1900. Leur répétition a engendré une sorte de consensus dont l’effet est assez curieux. Un auteur qui traiterait de l’hébreu moderne ou du pisin de Nouvelle-Guinée en montrant que manifestement il n’a aucune connaissance, ni de la langue, ni de la population qui l’utilise, serait immédiatement discrédité aux yeux du lecteur. Aucun discrédit de ce genre ne s’attache à la critique a priori de l’espéranto. On
peut publier au sujet de cette langue les pires contrevérités, la répétition du schéma général a
suscité un tel sentiment d’évidence que l’idée qu’il pourrait y avoir des faits à vérifier ne vient à l’esprit de personne. Dans les épais dossiers où nous classons depuis de longues années toutes les mentions de l’espéranto faites dans des publications, la phrase suivante représente un cas unique :

"Peut-être même, si j’en avais trouvé le loisir, n’aurais-je pas été opposé à l’idée d’apprendre l’espéranto, moins – et c’est déjà la marque d’une première réserve – pour l’utilité que j’en aurais espérée que par souci d’honnêteté intellectuelle qui impose de n’avoir une position que sur ce que l’on connaît" [10].

Les craintes de ceux qui maîtrisaient les langues dominantes, au début du siècle, n’étaient pas dépourvues de fondement. L’espéranto dissocie en effet la langue ethnique de toute considération de pouvoir. Bien des espérantophones savent l’anglais et s’en servent dans leur vie professionnelle, mais lorsqu’ils se rencontrent dans un cadre international, ils utilisent entre eux l’espéranto, jamais l’anglais. Pourquoi ? Parce que leur aisance est beaucoup plus grande dans la langue de Zamenhof (voir la note de la section 11). L’espéranto, s’il est reconnu pour ce qu’il est réellement, risque de briser une hiérarchie des langues fondée sur le pouvoir : il démocratise la
communication. N’est-elle pas significative, cette phrase d’un auteur hostile à la langue conventionnelle : "L’espéranto ne connaît de succès que dans les petits pays [11]" ?

Cet aspect social du problème avait été perçu dès le début par Zamenhof :

"Toute langue vivante, et, à plus forte raison, toute langue morte, est tellement hérissée de difficultés qu’une étude tant soit peu approfondie n’est possible qu’à ceux qui disposent de beaucoup de temps et de gros moyens financiers. Une telle langue ne serait pas une langue internationale au sens propre, mais une langue internationale réservée aux classes supérieures de la société. " (souligné par l’auteur). [12]

"Par contre, une langue conçue avec art [lingvo arta] pourrait être rapidement maîtrisée par toutes les catégories de la société humaine, non seulement l’intelligentsia et les riches, mais même les plus pauvres et les plus ignorants des paysans." [13]

Personne n’a jamais attaqué ouvertement l’espéranto parce qu’il mettait la communication internationale à la portée des personnes socialement défavorisées, mais on peut présumer que la couche sociale qui dispose en fait du monopole sur cette communication, et donc sur la participation à la vie internationale, a réagi comme à une menace, en mobilisant ses défenses. Que cette réaction ait été généralement inconsciente, plus instinctive que raisonnée, n’enlève rien à sa réalité. C’est elle, probablement, qui explique les armes employées : dénigrer, sous-entendre que l’inacceptabilité de l’espéranto est une évidence sur laquelle il y a consensus total et mettre
1’adversaire dans l’impossibilité de répliquer en refusant de le suivre sur son terrain – la vérification des faits – sous prétexte que la question n’est pas assez sérieuse pour qu’on ait du temps à y consacrer. Dans ces conditions, l’image erronée n’a guère de chances d’être rectifiée,
puisque oser préconiser l’étude du sujet revient à sortir du rang, à s’écarter d’une norme et à s’exposer au risque de ridicule. Une puissante pression sociale décourage ce genre d’attitude.

12.5 L’aspect politique

Le dossier espéranto n’est donc jamais ouvert. Ce refus (cette peur ? cette incapacité ?) de regarder la réalité en face se retrouve au niveau politique.

Une pétition en faveur de l’espéranto a été soumise à l’ONU le 6 octobre 1966 ; elle portait près d’un million de signatures individuelles ainsi que les signatures d’organisations totalisant plus de 70 millions de membres répartis dans quelque 80 pays [14]. De tels chiffres sont rares, dans l’histoire du monde, pour une pétition émanant d’une initiative privée dégagée de toute attache économique, politique ou religieuse. Une organisation à l’idéal démocratique aurait pu accorder quelques moments d’attention à cette proposition, dont le texte tenait en onze lignes. N’aurait-elle pas dû en saisir l’Assemblée générale ou la distribuer aux États Membres ? Non, a répondu le Secrétariat, cela n’est pas possible [15].

Cette réaction tient probablement pour une large part à la force d’inertie et à la pression sociale du consensus. Mais d’autres facteurs y ont sans doute contribué. D’une part, les grandes puissances tiennent à conserver les multiples avantages qu’elles retirent de l’emploi international
de leurs langues. D’autre part, parmi les fonctionnaires internationaux et les représentants des États dont la langue est dépourvue de statut international, nombreux sont ceux qui doivent en partie leur poste, avec tous les privilèges sociaux et économiques qui s’y attachent, à la maîtrise de l’anglais ou du français. Leur intérêt individuel, pour ce qui est des modalités de la communication s’oppose à l’intérêt de la population de leur pays et de la communauté internationale. Bien des experts qui siègent au niveau international devraient céder la place à des collègues plus qua1ifiés, mais moins doués pour les langues, si la communication linguistique y était organisée d’une autre façon.

A cet égard, la mentalité semble avoir été différente avant la deuxième guerre mondiale. En 1920, à la Société des Nations, la proposition en faveur de l’espéranto ne venait pas de l’initiative privée, mais d’un État, la Perse (Iran) [16]. Dès que ce projet fut déposé à l’Assemblée, la France s’est sentie attaquée. Le ministre de l’instruction publique, Léon Bérard, réagit immédiatement en interdisant l’enseignement de l’espéranto dans les bâtiments scolaires du pays.

En 1921, treize États – Afrique du Sud, Albanie, Belgique, Chine, Colombie, Finlande, Inde, Japon, Perse, Pologne, Roumanie, Tchécoslovaquie et Venezuela – saisirent l’Assemblée de la même proposition. On notera que les pays unilingues à langue prestigieuse ne figurent pas dans
cette liste, mais qu’elle compte une majorité de pays bilingues ou multilingues.

A la suite du débat, le Secrétariat fut chargé d’étudier la question et de rendre compte à l’Assemblée. Son rapport [17], très documenté, présentait une analyse fouillée du sujet et
recommandait que l’espéranto soit enseigné dans les écoles du monde entier. Rigoureusement objectif, il présente un contraste marqué avec la plupart des interventions faites à la Commission de coopération intellectuelle, à laquelle la Troisième Assemblée décida de renvoyer la question,
contre l’avis des délégations bulgare, chinoise, finlandaise, japonaise et perse (aucun pays d’Amérique ou d’Europe occidentale !), qui voyaient un torpillage dans ce renvoi en commission.

Le lecteur qui se reportera aux comptes rendus officiels des séances de cette commission [18] ne pourra qu’être frappé par le chauvinisme de ses ténors, leur ignorance totale des réalités dont ils traitent et le caractère a priori de leur position. Le rôle joué par le délégué de la France, à qui son gouvernement avait donné pour instruction de rejeter toute "langue mondiale" autre que le français, et dont les habiles manœuvres ont abouti à enterrer le rapport, offre un bon exemple d’intervention directe, d’origine politique, visant à empêcher qu’un document officiel ne vienne corriger l’image négative de l’espéranto entretenue dans le public.

La même tendance à se prononcer sans étudier les faits se retrouve de nos jours dans les institutions européennes, encore que certains indices témoignent d’une lente et prudente évolution.

Lorsqu’un député belge, M. Glinne, a proposé au Parlement européen d’étudier l’opportunité d’admettre la langue internationale nommée espéranto comme matière à option dans les programmes de l’enseignement, il s’est heurté au refus a priori de ses collègues, agissant dans une parfaite ignorance du dossier, comme l’attestent les remarques du Président de la commission concernée [19]. Reprise dans la presse, l’argumentation de la commission n’a pu que renforcer l’image courante, sans que les lecteurs puissent se douter qu’il existe une réalité bien différente.

12.6 L’aspect affectif

Quelle que soit l’importance des divers facteurs précités, l’abdication de l’esprit critique devant la désinformation initiale serait impossible sans une complicité de la partie affective de la personnalité.

La présence d’une réaction affective est attestée, dans bien des cas, par le vocabulaire et le ton employés : Gloire donc au latin, et à bas l’espéranto, mixture aux relents d’artifice et aux espérances déçues [20], peut-on lire dans un quotidien au ton habituellement posé. On peut également la mettre en évidence en analysant les processus cognitifs sous-jacents.
Lorsqu’une prise de position, un jugement ou une réaction est dominée par l’affectivité, l’intellect régresse et les
affirmations que formule le sujet témoignent de mécanismes mentaux qui ne correspondent pas à son niveau intellectuel général. L’intellect de l’enfant, au stade que l’école piagétienne appelle préopératoire, se caractérise par des jugements absolus, sans nuance, détachés de ce qui serait pour l’adulte leur référentiel naturel. Ce trait résulte de l’incapacité que manifeste l’intellect enfantin à
procéder à des inclusions de niveaux différents. Les raisonnements sont du type "tout ou rien" où, comme dit Piaget, il y a difficulté à assurer un juste réglage du "quelque" et du "tout". Ainsi en est-il des jugements courants sur l’espéranto, comme il ressort des exemples suivants.

12.6-1 Ennemi

En Bretagne, au début du siècle, il était encore interdit de parler breton à l’école, même pendant les récréations. L’État français ne concevait pas qu’on puisse intégrer une identité bretonne et une identité française. Ou vous êtes Français et parlez français, ou vous parlez breton
et êtes contre les Français
était le raisonnement sous-jacent, typiquement préopératoire.

C’est un raisonnement analogue que l’on applique à l’espéranto. Loin de le percevoir comme un enrichissement de la palette linguistique de l’humanité – à l’instar de l’horticulteur qui voit dans une fleur nouvelle, née d’un processus volontaire de sélection et de mélange, un enrichissement de la beauté du monde – on le ressent comme un ennemi, dont le but ne peut être que de supplanter
les cultures en place. Il y a là un terrible malentendu. Les premiers espérantistes ont adhéré au projet de Zamenhof parce qu’ils ne pouvaient admettre les pressions que les cultures puissantes exercent sur les cultures faibles, ni les situations où un partenaire doit s’incliner devant l’autre et utiliser une langue qui le met en état d’infériorité. Fondée sur le respect des langues minoritaires, leur action n’avait rien de commun avec un désir de voir tous les peuples parler un seul et même
idiome.

Il est significatif que, la plupart du temps, on ne perçoive pas l’espéranto comme un rejeton de la créativité linguistique humaine, réservé à une fonction spécifique où sa place serait aussi justifiable que celle du latin au moyen-âge.

La loi infantile du "tout ou rien" détermine la prise de
position : pour que l’espéranto ne prenne pas toute la place, il faut qu’il n’en occupe aucune.

12.6-2 Impossible

Une autre manifestation de cette difficulté de jongler avec la partie et le tout est la confusion que l’on fait entre improbable et impossible.

Improbable est un jugement statistique : il y a x chances sur 100 que l’événement ne se produise pas. Mais l’intellect en régression n’arrive pas à manier les fractions. Il glisse de x% à 100% ou 0% ; il passe ainsi d’improbable à impossible.

Qu’une langue vivante, dotée des qualités nécessaires pour servir efficacement à la communication internationale, soit le résultat de l’œuvre créatrice d’un adolescent est hautement improbable. Toute l’histoire de l’espéranto est une suite d’événements dont la plupart n’avaient qu’une faible probabilité de se réaliser. C’est pourquoi sa vitalité actuelle est, d’une certaine manière, un miracle.
Mais le miracle s’étant produit, il est antiscientifique de le nier, du moment que les faits sont là, à la portée de tout sceptique désireux de les vérifier. En droit comme en science, on juge après enquête, non sur la base d’une probabilité estimée a priori. Dans le cas de l’espéranto, là où le jugement adulte constate avec surprise la réalisation d’un projet dont la concrétisation était
hautement improbable, le jugement courant refuse de regarder le réel, déclaré a priori impossible.

12.6-3 Universel

Un autre cas fréquent de glissement du relatif à l’absolu consiste à entendre langue universelle là où l’espérantophone parle de langue internationale, auxiliaire, seconde ou interpeuples.

Ces dernières formules évoquent toutes la nature relative du phénomène, elles montrent qu’il s’agit d’un intermédiaire. Les connotations de l’adjectif universel sont bien différentes : elles évoquent la totalité, l’absolu (les sept définitions que donne le Petit Robert du mot universel comprennent chacune le mot totalité ou le mot tout).

12.6-4 Bloc massif créé ex nihilo

L’image d’une langue inventée de toutes pièces par un homme seul et qui demeure figée, incapable d’évoluer, nous offre un exemple de plus. L’espéranto n’existait pas, Zamenhof est venu, puis l’espéranto a existé totalement sous une forme définitive. Tout ou rien [21].
Contester a priori la souplesse de l’espéranto est du même ordre. C’est se cantonner dans l’absolu au point de nier le rôle du temps et de l’histoire : les objets se patinent, les moteurs se rodent, les villes se modifient, seul l’espéranto reste figé dans son aspect de 1887. L’intellect qui ignore la notion d’assouplissement par l’usage est enfermé par une pression affective dans les limites contraignantes du stade préopératoire.

12.6-5 L’échec

La 2 CV, dit-on communément, a eu beaucoup de succès dans les années cinquante.

Personne n’imagine que, pour qu’elle réussisse, elle ait dû supplanter les autres types de voiture, être choisie par la totalité de la population et se faire adopter par l’État. La façon dont on traite la question du succès ou de l’échec de la 2 CV porte la marque de l’intellect adulte. Par contre, dans le cas de l’espéranto, les critères appliqués relèvent de l’infantile "tout ou rien" : il n’a pas conquis le monde et n’a pas de statut officiel, il a donc échoué.

12.6-6 Européen et sans culture

Pour beaucoup, l’espéranto est une langue flexionnelle et indo-européenne. Parce qu’il y a des éléments d’origine européenne en espéranto, on nie tout le reste : le quelque est pris pour le tout.

De même, faute d’une histoire et d’une culture séculaires, l’espéranto est déclaré sans culture et sans passé. Raisonnant sans référence, comme l’enfant d’âge préscolaire, le critique de l’espéranto ne conçoit pas l’utilité de langues jeunes comme le bahasa indonesia ou le pisin papouan. Il ne se réfère pas davantage à la production culturelle des diverses langues au cours du
premier siècle de leur existence en tant qu’entités indépendantes. Nous avons là un cas typique du
mécanisme de défense que les psychanalystes appellent isolation : on juge une réalité en l’extrayant de son contexte et sans la rapporter à des cas comparables qui permettraient de la situer.

12.6-7 Idéalistes naïfs

Enfin, le fait que certains espérantistes aient manifesté de façon un peu voyante l’espoir que le milieu solidaire dans lequel ils se meuvent puisse augmenter les chances d’une orientation des relations entre les peuples dans un sens plus démocratique et moins violent est traduit par l’attribution aux usagers de l’espéranto de l’idée que la babélisation de l’humanité est la source de tous les malentendus et de tous les maux [22] ou que la paix serait automatiquement instaurée (...) grâce à une deuxième langue commune [23]. Le relatif est pris pour absolu, le "quelque" est présenté, littéralement, comme "tout".

12.7 Le complexe

Notre société souffre-t-elle d’un complexe de Babel ? Comment expliquer autrement que tant de gens honnêtes et intelligents en arrivent à épouser le schématisme primaire de l’enfant de quatre ans lorsqu’ils traitent de la langue issue du projet de Zamenhof ? Ils savent pourtant que la
réalité humaine est complexe, mouvante, diverse. Comment s’aveuglent-ils au point de négliger cette loi générale dans le cas de l’espéranto ?

Notons tout d’abord que ce schématisme primaire est entretenu par un cercle vicieux. Il est rare qu’une personne fasse connaissance de l’espéranto en lisant un exposé détaillé et objectif. La première rencontre se ramène en général à une phrase du type c’est une langue qui..., laquelle évoque immédiatement un schéma simplificateur. Or, un tel schéma, qui remplace le relatif par l’absolu, aboutit à faire de l’espéranto la superlangue que ses partisans prétendent parfaite et universelle ; elle ne peut qu’être menaçante pour les autres idiomes, limités, eux, à un peuple et à un territoire. Ainsi naît la peur. Et la peur, surtout si elle est diffuse et inconsciente, fait régresser à un stade enfantin qui produit les raisonnements du type "tout ou rien" et empêche de corriger l’erreur
première. Le cercle vicieux est ainsi amorcé : le schématisme crée la peur et la peur entretient le schématisme.

L’être humain s’identifie spontanément à sa langue. Aussi n’est-il pas étonnant que, chez certains, la peur prenne la forme d’une blessure narcissique : Qu’est-ce que cet espéranto qui se dit supérieur aux autres ? Non, mais pour qui se prend-il ? Ça n’a ni passé ni culture et ça prétend
résoudre des problèmes qu’avec toute notre expérience nous arrivons à peine à surmonter ?
Le sentiment est alors de l’indignation, mais c’est une indignation infantile : au lieu de voir les traits de l’espéranto tels qu’ils sont – conférant même à la langue une supériorité objective à certains égards – on les ressent comme voulant enlever quelque chose à la perfection de notre langue maternelle.

Ces mécanismes impliquent une projection de contenus inconscients. Toutes sortes d’émois, d’angoisses et de fascinations infantiles se sont tissées en un ensemble complexe que symbolise, dans les rêves et dans la production littéraire, l’image du robot : être rigide, inhumain mais puissant, capable, dans sa marche aveugle, de tout détruire sur son passage [24].

Bien des indices donnent à penser que ce noyau fantasmatique se projette sur l’espéranto. Le texte suivant en fournit un bon exemple :

"La langue, comme l’amour et l’âme, est chose vivante et humaine, si difficile qu’il soit de la définir ; c’est le produit naturel de l’esprit d’une race, non d’un homme seul.... Les langues artificielles sont répugnantes et grotesques, comme les hommes dotés de jambes ou de bras métalliques ou ayant un régulateur de rythme cousu dans leur cœur. Le Dr Zamenhof, comme le Dr Frankenstein, a créé un monstre fait de pièces et de morceaux vivants, et, comme Mary Shelley a essayé de nous le dire, rien de bien ne peut en sortir. " [25]

Nous laissons à l’auteur de ce passage la responsabilité de son jugement sur les êtres humains qu’un accident, une maladie ou une quelconque malformation contraint à utiliser une prothèse et qu’il perçoit comme répugnants et grotesques. Nous voudrions surtout appeler l’attention du lecteur sur le procédé qu’il emploie. Il est manifeste que ce texte émane d’une couche irrationnelle du psychisme et s’adresse au côté irrationnel du lecteur. Il tient plus du
cauchemar que de l’étude objective du réel. Tout son impact résulte des métaphores qu’il utilise.

Or les métaphores ont le grand avantage de permettre de dire n’importe quoi. Une personne, pour qui il s’agirait non d’un cauchemar mais d’un beau rêve, pourrait dire en partant de la même image du linguistique assimilé au vivant :
Zamenhof a transplanté des arbres et des fleurs, des herbes et des buissons, des oiseaux et des papillons provenant de pays très divers, pour créer un parc magnifique, structuré avec un goût excellent, afin que les hommes s’y rencontrent dans un climat de bien-être
et de paix
.

Pour utiliser une métaphore de ce type, il faudrait qu’une autre couche du psychisme se projette sur l’espéranto. C’est probablement le cas des personnes qui apprennent cette langue ou qui, sans aller jusque-là, éprouvent de la sympathie pour la collectivité espérantophone. La notion
de langue interpeuples semble bien agir comme révélateur psychique : les uns – la majorité – projettent leur angoisse, les autres – la minorité – leur espérance. [26]

Sur dix auteurs ou journalistes qui mentionnent l’espéranto, neuf n’ont eu aucun contact avec la langue telle qu’elle apparaît dans la pratique. Ce qu’ils nous livrent, ce ne sont donc pas des connaissances ou des réflexions faites à partir de l’observation du réel, mais des associations d’idées, au sens psychanalytique du terme.

La langue joue ici le rôle des taches d’encre dans le test
de Rorschach : la personne croit décrire une réalité extérieure ; en fait, elle nous donne un aperçu sur certains éléments vivant dans les tréfonds de sa psyché.

Comme des contenus analogues, associés à des affects analogues, se retrouvent en chacun de nous, leur mention touche les mêmes couches du psychisme et suscite les mêmes réactions émotionnelles, de sorte que la même projection se refait chez le lecteur ou l’auditeur.

La projection est un mécanisme de défense du moi contre l’angoisse. Sa mise en jeu dans le cas qui nous occupe suggère l’hypothèse suivante. La définition sommaire de l’espéranto qui forme le premier contact avec ce phénomène linguistique comprend presque toujours des mots tels
que "inventé" ou "créé", une référence à un "inventeur" ou "créateur", cause unique de l’existence de la langue. Autrement dit, elle présente cette dernière comme ayant eu un père, mais pas de mère.

Comme nous l’avons vu, cette conception est historiquement inexacte : si la semence jetée par Zamenhof n’avait pas rencontré un terrain propice où le germe s’est développé naturellement, comme l’embryon dans l’utérus ou le grain dans la terre, l’espéranto ne serait pas ce qu’il est
aujourd’hui.

Mais cela, la personne qui réagit à la première mention ne le sait pas. Comme toutes les autres langues sont des langues maternelles, cette langue née sans mère ne peut être qu’une monstruosité. L’évocation d’un monstre suscite l’angoisse et l’angoisse un mécanisme de défense.

L’anglais peut être ressenti comme une menace par un Québécois et le français par un Belge d’expression néerlandaise, mais ce sont là des menaces à l’échelle humaine. Si l’on est tout petit face à un géant, si on fait tout pour ne pas se faire écraser, du moins le géant est-il
humain.

L’espéranto est perçu comme né contre nature. C’est un mutant, un robot, un monstre qui, étant différent, ne peut se sentir à l’aise parmi les êtres normaux. On a envie d’éliminer ce monstre "répugnant et grotesque" et, la loi du talion régissant nos réactions inconscientes, nous imaginons qu’il doit lui aussi vouloir nous supprimer ("l’espéranto est orienté vers la suppression des
traditions... "
 [27]). On s’attend d’autant plus à un comportement agressif de sa part que, né sans
mère, il lui manque le côté sensible, la compréhension, la compassion. Il ne peut qu’être brutal. Sa fureur d’être exclu va se déchaîner contre les langues maternelles, ses rivales, et ce qu’il voudra agresser, en attaquant ma langue, c’est moi, moi dont il est jaloux parce que j’ai une mère et suis normal.

Le lecteur trouvera peut-être outrée une telle vision affective et fantasmatique de l’espéranto. C’est pourtant celle que nous a révélée une série d’entretiens cliniques qui fera l’objet d’une publication ultérieure [28]. Pour en vérifier la réalité, le lecteur est invité à laisser une personne de sa connaissance dérouler devant lui le fil des métaphores que lui suggère le mot espéranto. Il sera
étonné de la séquence d’images et de contenus affectifs qui apparaîtront ainsi. Tout se passe comme s’il existait au fond de bon nombre d’entre nous une zone d’angoisse et de défense susceptible d’être mise en émoi par la découverte qu’il existe une langue réputée artificielle, ce qui
est interprété, non pas, suivant l’étymologie, comme "faite avec art", mais comme "contrenature".

Il n’en faut pas plus pour inhiber le processus intellectuel normal, qui consisterait à raisonner
tranquillement en commençant par examiner les faits, puis en les analysant par référence à d’autres réalités comparables.

Un autre aspect du complexe réside probablement dans le désir inconscient de se protéger contre les risques du dialogue direct, avec perception immédiate des affects. On parle souvent de barrières linguistiques en oubliant que la fonction d’une barrière est de protéger. L’homme tient à ses opinions, à ses illusions, à son échelle de valeurs. Il sent confusément que les vues de ses voisins, et plus encore des sociétés lointaines, risquent de le remettre en question. Mieux vaut ne pas être confronté directement à l’Autre. Le jeune Japonais qui, dans My travels in Esperantoland [29], raconte son tour du monde a été profondément bouleversé, voire traumatisé, par les conversations directes avec tous ces
gens à la mentalité totalement différente avec lesquels l’espéranto lui a permis de dialoguer en profondeur.

L’anglais ne présente pas ce risque, parce que sa maîtrise est limitée à une certaine couche sociale et que, pour des raisons d’ordre psycholinguistique qu’il serait trop long de développer ici [30], il ne donne pas aux non-anglophones la possibilité d’un dialogue aussi spontané et aussi nuancé que l’espéranto. Ce besoin de maintenir en place des barrières protectrices est selon toute vraisemblance un élément psychique important du "complexe de Babel".