Regarder les choses en face

Publié le lundi 12 juin 2006 , mis a jour le lundi 4 décembre 2006

Madame,

Lors de la réunion publique que vous avez tenue à La Roche-sur-Yon le vendredi 9 juin 2006, vous avez évoqué l’image que vous vous faites d’un socialisme "qui regarde les choses en face", "qui se confronte aux réalités", "qui ose dire les choses telles qu’elles sont".

Nombreuses sont les situations où des propos semblables peuvent faire penser à une chose comme à son contraire. Ainsi, oser dire que l’on pouvait faire voler les plus lourds que l’air est apparu à une époque comme une aberration de l’esprit. Au temps des chiffres romains, il n’était pas de bon ton de parler de chiffres indo-arabes, de regarder les choses en face, de remettre en cause un système établi ou certaines vérités du présent ou de toujours. Les exemples sont innombrables dans le domaine des inventions comme dans celui des idées. Bon nombre de responsables politiques se conduisent par rapport à certaines idées à la façon d’un jeune juge qui a sévi du côté d’Outreau en se fiant aux apparences, au ouï-dire, au semblant d’autorité et de compétence que lui conférait son titre.

A sa manière, Margaret Thatcher ne regardait-elle pas les choses en face lorsqu’elle s’en était violemment prise à la France pour son refus de s’aligner docilement sur le modèle qu’elle avait ainsi désigné lors d’une conférence présentée à l’Université de Stanford, aux États-Unis, en juillet 2000 : "Au XXIème siècle, le pouvoir dominant est l’Amérique, le langage dominant est l’anglais, le modèle économique dominant est le capitalisme anglo-saxon" ?

Un rapport récent, commandé par le Haut Conseil de l’évaluation de l’école au professeur François Grin, spécialiste de renommée internationale en matière d’éducation et de politique linguistique, et publié le 25 octobre 2005 sous le titre "L’enseignement des langues étrangères comme politique publique" <http://cisad.adc.education.fr/hcee/documents/rapport_Grin.pdf>, a été enterré dès sa parution. Bien des concitoyens aimeraient savoir pourquoi : est-ce parce qu’il remettait le rôle du tout-à-l’anglais en question ? Ou parce qu’il proposait la prise en considération de l’espéranto ? Ou les deux ?

Qu’est-ce qui va changer lorsque le socialisme regardera les choses en face ? Ceux qui préconisent l’espéranto comme clé de voûte d’une politique de communication linguistique équitable seront-ils traités avec la même désinvolture que par le passé, même plus mal que par bien des élus de droite ? Quelle que soit la fiabilité du site de sondage <http://www.roi-president.com/elections_presidentielles_2007/candidats_elections.php> vous pouvez constater que l’addition de votre pourcentage et celui d’"Espéranto-Liberté" vous placerait assez confortablement en première position...

Beaucoup d’élus, pas seulement socialistes, ont traité l’espéranto avec honnêteté et bienveillance, sans arrière-pensée électorale, par conviction, mais ils ont eux-mêmes été trahis par ceux qui ont accédé à la fonction de ministre de l’Éducation nationale. L’exemple suprême d’hypocrisie nous a été livré par M. Jack Lang. Selon le "J.O." du 16 mars 1998 (p. 1493/7031) : "M. Jack Lang appelle l’attention de M. le ministre de l’éducation nationale [M. Claude Allègre], de la recherche et de la technologie sur la promotion de l’enseignement de l’espéranto, langue à portée universelle, dans les établissements scolaires français. Compte tenu de son développement dans bon nombre de pays de l’Union européenne et dans le cadre de l’élargissement de la Communauté, il souhaite savoir les mesures que prendrait le Gouvernement pour favoriser son expansion en tant que langue auxiliaire de communication." Or, lorsqu’il a lui-même accédé à la fonction de ministre de l’Éducation nationale, sa réponse par rapport à l’espéranto a été négative, identique à celles de ses prédécesseurs de gauche comme de droite. C’est M. Jospin qui a fait les frais, en 2002, de cette politique de mépris. Il a d’ailleurs laissé une image totalement négative du socialisme chez bon nombre d’usagers et de sympathisants de l’espéranto pour avoir mis fin à l’expérience pédagogique particulièrement concluante menée au collège de Villefranche-sur-Saône puis pour son coup de pied de l’âne décoché à l’espéranto en 1998 à Hong Kong.

J’ai moi-même une superbe promesse faite par François Mitterrand le 13 avril 1981 (voir pièce jointe). L’association Espéranto-France en avait reçu une analogue de M. Jacques Chirac en 2002 : <http://www.esperanto-france.org/actualites/chirac.htm>.

Parmi les propositions de loi qui, depuis bientôt un siècle (1907), ouvraient la voie à une autre communication entre les peuples, il y en a eu deux du Parti Socialiste, respectivement en 1975 (n° 1667) "tendant à inclure la langue internationale Espéranto dans l’enseignement secondaire comme langue facultative", présentée par MM. Mexandeau, Bayou, Bastide, Frêche, Sénès, Vivien et les membres du Parti socialiste et les Radicaux de gauche et apparentés, et en 1979 (n° 1550) "tendant à inclure la langue internationale Espéranto dans l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur comme langue à option", présentée par MM. Laurain, Boucheron, Marchand, Madrelle, Pourchon, Rocard, Vivien et les membres du groupe socialiste et apparentés. Pour plus de détails, voir : <http://www.esperanto-sat.info/article188.html>.

Il existe diverses façons de traiter la question de l’espéranto, par exemple celle d’Alain Savary (1983), premier ministre de l’Éducation nationale de l’ère Mitterrand : "Tout en reconnaissant l’intérêt que peut présenter l’espéranto pour faciliter la communication internationale, je n’ai pas estimé possible de l’inscrire en tant que langue à option dans les établissements d’enseignement scolaires et universitaires" ; celle de M. Michel Rocard qui, écrivait, le 27 septembre 1983 "il y a des réformes plus urgentes" alors qu’il avait lui-même déposé la proposition de loi n° 1667 en 1979 ; celle de M. Brice Lalonde (1981) : "Peut-être pouvons-nous donc nous en tenir à l’anglais, qu’à tort ou à raison, beaucoup des habitants de cette planète connaissent" ; celle de Mme Dominique Voynet pour qui l’espéranto, c’est "de la connerie" ; celle aussi fumeuse que fumiste de M. Noël Mamère pour qui la promotion du canabis importe plus que celle de l’espéranto...

Que signifie donc "regarder les choses en face" dans le domaine de la politique linguistique ? Ira-t-on encore plus loin dans l’inféodation à l’anglais et aux pays dominants dont il est la langue et dont il sert en premier lieu les intérêts ? Ou y aura-t-il au contraire une réflexion excluant les tabous et blocages par rapport à l’espéranto ?

Je me doute que vous avez très peu de temps — trop peu ! — pour examiner la question en profondeur, ce qui vous oblige à vous tourner vers des spécialistes ou des experts, mais il y a lieu de douter de personnes qui s’auto-proclament comme tels, comme le montre Claude Piron dans un article intitulé "Linguistes : ignorance ignorée" sur <http://claudepiron.free.fr/articlesenfrancais/linguistes2.htm>. Auteur de l’ouvrage "Le défi des langues" (éd. L’Harmattan, Paris, 1992), dont vous pourrez trouver des extraits sur <http://www.esperanto-sat.info/artic...> , Claude Piron a occupé des fonctions de traducteur polyvalent sur tous les continents pour l’OMS et l’Onu. A New York, il était, avec Georges Kersaudy, auteur de "Langues sans frontières", l’un des trois traducteurs de l’Onu qui, en plus d’autres langues, parlaient aussi l’espéranto. Georges Kersaudy a été amené à en parler, écrire et traduire 51.

Je vous remercie pour votre attention.

Veuillez agréer, Madame, l’expression de ma considération distinguée.

Henri Masson

Coauteur de "L’homme qui a défié Babel" (éd. L’Harmattan) avec René Centassi, ancien rédacteur en chef de l’AFP. Paru en seconde édition en 2001 simultanément avec sa traduction en espéranto. Publié en 2005 en coréen et espagnol, et en février 2006 en lituanien.
Président d’Espéranto-Vendée, La Roche-sur-Yon
Secrétaire Général de SAT-Amikaro (diffusion de l’espéranto en pays de langue française), Paris