Bonnet d’âne pour un ministre

Publié le samedi 1er mai 2004 par admin_sat , mis a jour le vendredi 1er octobre 2004

Dans son numéro du 22 avril 2004, le quotidien allemand “Frankfurter Allgemeine Zeitung” a pointé le doigt sur le ministère français de la Culture “qui n’est plus ce qu’il était”. Une bonne explication de ce qui suit nous est ainsi fournie.

Ce grand nom de la presse allemande a en effet constaté une certaine dérive au sein des ministères de la Culture de l’Hexagone du fait que les ministres y sont des politiciens avant d’être des hommes de culture.

Il fut un temps où, à l’armée, c’était chose courante d’affecter des recrues à des tâches pour lesquelles elles n’avaient eu aucune formation. Le coiffeur était affecté aux cuisines, le cuisinier au maniement de la tondeuse. Ce qui semble révolu à l’armée devient valide dans les gouvernements. Plus une personne est ignorante
de son ignorance au sujet de l’espéranto, plus grandes sont ses chances d’accéder à un poste de hautes responsabilités à la Culture.

Voici quelques années, un sondage avait révélé que 60% des parlementaires n’avaient aucune notion d’économie. Des questions relatives à la linguistique auraient sans nul doute conduit à des résultats encore plus curieux, voire même tout à fait consternants. En 1969, un dénommé
Laurence J. Peter énonça un principe dit “Principe de Peter” selon lequel des gens, à force de grimper dans la hiérarchie, finissent par se hisser au fameux seuil de l’incompétence.

Bavure sur la culture Un coup plutôt fumant a eu lieu le
15 mars 2004 sur France Inter dans l’émission “Alter
ego
” animée par l’habituellement pertinente, subtile et excellente Patricia Martin.
Peu de jours avant d’avoir été viré de son poste de ministre de la Culture et de la Communication, Jean-Jacques Aillagon s’est en effet illustré en répondant ainsi à un auditeur qui avait attiré son
attention sur l’espéranto en tant que “vecteur civilisant” : "(...) Donc l’espéranto, c’est sympathique, mais je regrette de vous le dire aussi nettement, ça ne me convainc pas totalement parce que la
langue en question est quand même une langueun peu sommaire, un peu pauvre, une sorte de rapiéçage de langues, de morceaux de langues puisés ici et là...
" [1]

Cette description simpliste et désinvolte de l’espéranto, dont Tolstoï et des grands noms de la linguistique tels que l’orientaliste allemand Max Friedrich Müller, puis, un peu plus tard le Polonais Jan Ignacy Baudoin de Courtenay, avaient reconnu le génie dès ses premières années, montre déjà le niveau de connaissance du ministre sur la question de cette langue.

Le linguiste Michel Bréal, dont le nom est lié à la sémantique (science du sens des mots), avait lui-même pu écrire : “Ce sont les idiomes existants qui, en se mêlant, fournissent l’étoffe [de l’espéranto]. Il ne faut pas faire les dédai - gneux ; si nos yeux (…) pouvaient en un instant voir de quoi est faite la langue de Racine et de Pascal, ils apercevraient un amalgame tout pareil (…) Il ne s’agit pas, on le comprend bien, de déposséder personne, mais d’avoir une langue auxiliaire commune, c’est-à-dire à côté et en sus du parler indigène et national, un commun truchement volontairement et unanimement accepté par toutes les nations civilisées du globe.

C’est pourtant avec cette langue prétendument “un peu pauvre” que l’un des plus grands stylistes de l’espéranto, le Polonais Kazimierz Bein, réalisa dès 1904 le tour de force de traduire brillamment, après seulement une année d’étude de la Langue Internationale, une oeuvre de Sieroszewski : “Le fin-fond de la misère”. Plus tard, dans cette même langue qu’il avait fortement contribué à enrichir, comme d’autres écrivains, tels que Antoni Grabowski, il traduisit “Le Pharaon”, du romancier polonais Boleslaw Prus.

Antoine Meillet, l’un des plus éminents linguistes
du siècle dernier, avait écrit de son côté, dès 1918, dans “Les langues dans l’Europe nouvelle” : “Il n’est donc ni absurde ni excessif d’essayer de dégager des langues européennes l’élément commun qu’elles comprennent pour en faire une langue internationale. (...) Toute discussion théorique est vaine. L’espéranto a fonctionné.

Comme le constatait un autre linguiste de renom, Edward Sapir : “La nécessité logique d’une langue internationale dans les temps modernes présente un étrange contraste avec l’indifférence et même l’opposition avec laquelle la majorité des hommes regarde son éventualité. Les tentatives effectuées jusqu’à maintenant pour résoudre le problème, parmi
lesquelles l’espéranto a vraisemblablementatteint le plus haut degré de succès pratique, n’ont touché qu’une petite partie des peuples.
La résistance contre une langue internationale a peu de logique et de psychologie pour soi. L’artificialité supposée d’une langue comme l’espéranto, ou une des langues similaires qui ont été présentées, a été absurdement exagérée, car c’est une sobre vérité qu’il n’y a pratiquement rien de ces langues qui n’ait été pris dans le stock commun de mots et de formes qui ont
graduellement évolué en Europe.
"
(Encyclopaedia of Social Sciences, 1950)

Il s’agit donc bien, effectivement, d’un problème
psychologique du côté de l’ex-ministre, disons aussi de politique “politicienne”. Le sieur Aillagon en est visiblement resté au stade de la théorie et du premier manuel d’espéranto publié en 1887, lequel comportait à peine un millier de radicaux et d’affixes en tout. La pendule ministérielle est en retard de 117 ans !

Après avoir été amené à étudier l’espéranto de façon scientifique pour la préparation d’un cours sur la recherche de la langue parfaite, présenté au Collège de France fin 1992, le professeur Umberto Eco parvint à la conclusion qu’il s’agit d’“une langue construite avec une intelligence et qui a une histoire très belle”. Il a reconnu par ailleurs que “du point de vue linguistique, elle suit vraiment des critères d’économie et d’efficacité qui sont admirables.

Mais voilà, comme il convenait en d’autres temps de faire obstacle aux chiffres dits arabes, ou de proclamer que c’était le Soleil qui tournait autour de la Terre, il convient aujourd’hui à un ministre — qui plus est : de la Culture ! — de répéter ce qu’il a entendu dire sans faire usage de sa faculté de voir où sont le vrai et le faux. Aucun perroquet ne saurait le désavouer. Galilée et Copernic ont déjà connu ça. De tout ceci, après tant d’erreurs en si peu de mots, il apparaît que la France a été dotée d’un ministère de l’a-culture dont l’une des fonctions est de détourner les citoyens de l’accès aux sources de connaissances, de savoir, de culture.

Henri Masson