Le défi de Lang - Le défi des langues

Publié le jeudi 15 mars 2001 par admin_sat , mis a jour le dimanche 8 août 2004

Réforme
L’occasion sera donnée, encore une fois, de vérifier la véracité de cet extrait d’un rapport adressé en 1907 par Théophile Cart, polyglotte parlant sept langues, président de la Société de Linguistique de Paris, professeur au Lycée Henri IV et à l’École des sciences politiques, à ce que l’on appelait alors le ministre de l’Instruction publique :
"Il n’y a aucune témérité à prédire que la solution des langues étrangères, toujours plus nombreuses et mieux apprises, aboutira à la faillite. Vainement on s’efforce de la retarder par de fréquents remaniements de méthodes. Elle est fatale, parce que la mémoire a ses limites. Le nombre de personnes capables d’apprendre « pratiquement » deux ou trois langues étrangères, avec tant d’autres choses, en outre est infime ; or, c’est à un nombre d’hommes continuellement croissant qu’il importe de communiquer avec des nations de langues différentes, de plus en plus nombreuses. »

Poudre aux yeux
Dans Le Monde (31 janvier 2001), Stéphanie Le Bars rapporte les propos d’un inspecteur d’académie : ìNous avons obtenu des crédits pour recruter tous azimutsî. Or, les étudiants étrangers recrutés pour des postes d’assistants de langues, afin d’assurer des cours de conversation, « ont du mal à s’adapter à de grands débutants et démissionnent au bout de quelques semaines ».

Le plan de Jack Lang ne séduit pas Nicole Geneix, secrétaire générale du SNUipp : « Cette succession d’annonces est un peu effrayante. Le ministre renforce la demande des familles, mais place les instits en situation de dire aux parents : désolés, on ne peut pas suivre. »
Mettre fin à l’analphabétisme, à l’illettrisme et au monolinguisme constituerait déjà un objectif ambitieux et pourtant réalisable à moindre coût à partir de l’espéranto, la seule langue qui peut s’apprendre durant la scolarité et qui permet en plus d’ « acquérir une certaine sensibilité aux différents langages » (termes d’Umberto Eco dans Le Figaro du 19 août 1993, et qui a parlé aussi d’un « plurilinguisme raisonnable »).

Plurlinguisme déraisonnable
L’objectif que le ministre Jack Lang s’est fixé - de « corriger le déséquilibre » trop favorable à l’anglais - est certes louable.
Il est possible d’apprendre toujours plus de langues, mais inévitablement au détriment d’autres matières, de la qualification professionnelle, d’autres urgences.
La mémoire se cultive, mais le cerveau humain n’est pas un ordinateur auquel on ajoute de la mémoire.

Le syndrome de la langue folle conduit à une surenchère sur le nombre de langues à apprendre : le plus possible ! Il est clair que la maîtrise de plusieurs langues ne sera accessible qu’à une minorité privilégiée. Une fracture linguistique s’ajoutera donc à la fracture sociale et la renforcera.

Conséquences
La Revue du Syndicat National des Collèges et Lycées (01/2001) cite l’évaluation du niveau d’orthographe conduite à la rentrée 2000 par le collectif « Sauvez les lettres » sur 1500 élèves entrant au lycée d’enseignement général et technologique dans 56 classes de seconde de lycées de banlieue, province et centre ville. Moyenne générale : 5,5/20. Seulement 30 % des élèves ont obtenu la moyenne. Moins de 10 % ont atteint ou dépassé 15/20. 28 % ont obtenu 0/20.

Ligne Maginot linguistique
Le barrage que nos stratèges cherchent à dresser contre le tout anglais est aussi illusoire, coûteux et contournable que le fut la ligne de fortifications de Maginot.
Même les régions frontalières de l’Hexagone voient les jeunes se tourner vers l’anglais. « L’apprentissage de la langue du voisin recule, alors même que l’ouverture des frontières nécessite le contraire » a dit Jean Settlinger, président du Centre européen Robert-Schuman de Scy-Chazelles ( Le Républicain Lorrain , 11.02.2001).

La nécessité « d’une langue pour la communication universelle » (expression de Lionel Jospin à Hong Kong en 1998) est une évidence. Les jeunes en ont conscience. Les parents aussi. On leur cache l’espéranto ? Alors, ils se tournent vers ce qui reste.
Depuis le rapport de Théophile Cart, y a-t-il eu des ministres de l’Éducation nationale qui parlaient au moins sept langues ?

Combien ont mesuré par eux-mêmes, autrement que par des conseillers ou par ouï-dire, l’effort et le temps qu’exige la maîtrise des langues étrangères ?
Voltaire avait écrit : « La santé est une chose bien trop importante pour la confier aux seuls médecins », ce que Georges Clemenceau avait accommodé à sa manière : « La guerre ! c’est une chose trop grave pour la confier à des militaires ».

N’y a-t-il pas lieu de dire aussi que la communication linguistique est une chose trop sérieuse pour la confier à des linguistes, c’est-à-dire des gens qui sont tombés dans la marmite des langues, et, par la même occasion, que la politique linguistique est une chose trop grave pour la confier à des politiciens ?

N’importe quoi !
L’Année européenne des langues sera-t-elle aussi celle des mauvaises langues ? Des propos ahurissants sont parfois colportés sur l’espéranto, et ceci de la part de gens qui se sont fiés au ouï-dire plutôt qu’à leur capacité de juger sur pièce, de faire usage de leur propre intelligence.
A qui profite cette situation ? N’y a-t-il pas des émules du Dr Knock pour étendre au domaine de la communication linguistique un principe qui rapporte à certains ? Qui a intérêt à entretenir cette mystification, à maintenir des tabous et la crédulité, à ce que la ìbabéliteì ne soit jamais éradiquée ?

La démarche de Théophile Cart et de bon nombre de ses contemporains avait justement consisté à étudier la langue sous ses divers aspects avant d’émettre un avis.
Aujourd’hui, elle est inverse. Elle consiste à émettre un avis négatif, puis à le justifier coûte que coûte par n’importe quoi.

Ceux qui ont dit que l’espéranto était mort et qui ont répandu des préjugés à son sujet sont évidemment gênés de voir qu’il vit, se rend utile, aide, apporte des satisfactions, aime, chante, rit, danse, voyage, innove, imagine, vagabonde sur Internet et fait même des pieds de nez à ses détracteurs.

Le défi des langues
Il se peut qu’un ministre de l’Éducation nationale comprenne un jour que le temps est venu, au moment où se profile la menace d’une mondialisation sauvage et inhumaine dont le principal vecteur est l’anglais, de parler d’éducation et de civisme mondial. Ce ministre ne pourra être ni un adepte de la langue de bois ni un tartuffe.

Pour mesurer l’étendue du problème, mieux vaut encore lire « Le défi des langues ». (L’Harmattan) dont l’auteur, Claude Piron, polyglotte, ancien traducteur de l’Onu et de l’OMS, sait de quoi il parle.