“Real politik"

Publié le vendredi 27 février 2004 par admin_sat , mis a jour le lundi 27 septembre 2004

Pour Mme Viviane Reding, Commissaire européenne à l’Éducation, la Culture, l’Audio-visuel et à la Politique de la Jeunesse, qui se proclame tenante de la “real politik”, il suffit de dire de l’espéranto qu’il est “artificiel” pour l’exclure de toute discussion sur la politique linguistique. Précisément sous le titre “Real politik”, une réplique très documentée à ce genre d’argument peut être lue en section “Documentation” de www.esperanto-sat.info ou téléchargée (PDF).

L’attitude de Mme Reding et de certains organismes européens, en particulier de la Commission, par rapport à l’espéranto, s’apparente à celle de personnalités et d’institutions qui, en d’autres temps, ont longuement retardé l’usage des chiffres dits arabes. Tout prétexte était bon pour faire barrage à cette formidable trouvaille qui nous est venue de l’Inde après avoir été perfectionnée par les Arabes, d’où l’épithète.

La peur de l’espéranto est aussi irraisonnée, absurde et ridicule que celle qui résulta de l’apparition des chiffres arabes, du chemin de fer ou même de la pomme de terre. Mme Reding ignore sans doute que des hommes occupant des postes de hautes responsabilités ont estimé que l’espéranto avait sa raison d’être dans la vie et dans le débat politique. Certains d’entre eux parlaient naturellement cette langue que d’autres, pour transmettre leur propre répulsion maladive, avec des intentions dévalorisantes, qualifient encore aujourd’hui d’artificielle sans se rendre compte que toute langue vivante est issue de facultés d’imagination et de création qui différencient l’homme de l’animal. Reconnu et encore honoré de nos jours comme l’artisan du relèvement des Pays-Bas après la seconde guerre mondiale en tant que premier ministre de ce pays, à partir de 1947, Willem Drees (1886-1988) était adhérent de l’association équivalente de SAT-Amikaro pour les territoires néerlandophones. Sur la base du vécu, il avait compris ce que, de nos jours, les têtes pensantes des institutions européennes, inféodées à l’anglais, sont incapables de comprendre et même d’imaginer :
“Nous devons enfin avoir une langue commune pour l’utilisation internationale et,aussi séduisante que puisse paraître l’idée de choisir pour cette langue internationale l’une de celles qui sont déjà parlées par des centaines de millions d’hommes, je suis malgré tout convaincu qu’une langue neutre comme l’espéranto — devant laquelle tous les hommes se trouvent égaux en droits — est préférable.” Pour Mme Reding, la “real politik”, c’est la politique qui donne des résultats. Elle préconise d’apprendre l’anglais plus la langue du pays limitrophe, ce qui, vu de Vendée, au voisinage des bancs de sardines, paraît plutôt amusant. Eh bien, parmi les résultats de la “real politik”, il y a l’égalité des droits et des chances qui est aujourd’hui bafouée car, sans le moindre supplément d’effort, les peuples anglophones (env. 8% de l’humanité), et en particulier les Anglais au niveau de l’Union européenne, ont le privilège incommensurable de pouvoir s’exprimer d’emblée dans une langue dans laquelle nul ne se sent mieux à l’aise qu’eux ; une langue qui ne leur est pas étrangère ; qui n’engloutit pas une part importante du budget de l’éducation ; pour laquelle ils n’ont pas sacrifié de temps, ce temps dont un axiome anglais dit qu’il est de l’argent.

Acela s’ajoute, pour les natifs anglophones, le privilège d’accéder à des postes, souvent de décision, pour lesquels ils sont prioritaires. Et pendant ce temps, sur toute la planète, des centaines de millions d’hommes, surtout des jeunes, sacrifient une part importante de temps prise sur celui de l’étude d’autres matières, de leurs loisirs, de leur travail, de leur vie familiale. Ils s’efforcent d’assimiler une langue qui n’apparaît simple qu’au premier abord pour n’arriver qu’aux genoux des anglophones pur jus sur le plan de l’élocution. Il est vrai que tant qu’ils cogitent sur les innombrables pièges de l’anglais, qui offre le terrain linguistique le plus propice qui soit à la dyslexie, ils ne pensent pas aux pièges que le libéralisme économique leur tend.

Bon nombre de gens qui ne parlent pas l’anglais, ou qui parlent quelque chose qui ressemble à de l’anglais mais qui n’en est pas (pour paraphraser une certaine pub !), regardent de haut les usagers de l’espéranto. Le plus souvent incapables d’écrire correctement des ouvrages et même des articles dans la langue de Bush, ceux qui le parlent ont le choix entre renoncer ou se faire réviser ou corriger par des gens qui ont ensuite tout le loisir d’exploiter et de piller leurs idées. Plus naïf que de préconiser l’anglais dans le rôle de langue commune aux niveaux de l’Europe et du monde, ça n’existe pas ! Et pourtant, le jeu de dupes du tout anglais se poursuit.

Président (réélu) de la république d’Autriche de 1965 jusqu’à sa mort après avoir été maire de Vienne, Franz Jonas (1899-1974) eut lui aussi l’audace, comme Willem Drees, dans un discours prononcé en espéranto en 1970, de montrer que le monde officiel se fourvoie et fourvoie les peuples avec des solutions pseudo-démocratiques aussi bancales que dispendieuses : “Bien que la vie internationale devienne toujours plus intense, le monde officiel perpétue les vieilles et inadéquates méthodes de compréhension linguistique. Il est vrai que la technique moderne contribue à faciliter la tâche des interprètes professionnels lors des congrès, mais rien de plus. Leurs moyens techniques sont des jouets inadaptés par rapport à la tâche d’ampleur mondiale à accomplir : s’élever au-dessus des barrières entre les peuples, entre des millions d’hommes.” Ministre de l’éducation de l’Estonie, l’une des grandes figures de ce pays dans la résistance contre la domination soviétique, Ferdinand Eisen, parlait lui aussi l’espéranto et plaida également en sa faveur :
“L’enseignement et la diffusion de l’espéranto aident ensemble à une meilleure compréhension entre les peuples, à l’accroissement de la communication entre les jeunes de divers pays, à leur éducation dans l’esprit de l’internationalisme, dans l’esprit de compréhension et d’estime des autres cultures.”

Et ceux qui lorgnent aujourd’hui la Chine par avidité mercantile bien plus que pour les droits de l’homme ignorent que le premier ministre de l’éducation au monde à avoir encouragé et soutenu l’enseignement de l’espéranto fut Tsaï Yuanpei, dès 1912 sous le gouvernement de Sun Yatsen, puis en 1921-22, à l’époque où le gouvernement français, sans doute au nom d’une “real politik” imbécile et de la (dé)raison d’État, s’acharnait contre cette langue sans imaginer qu’elle représentait une planche de salut pour le français comme pour les autres langues. Aujourd’hui encore, comme en 1921 auprès de la SDN, puis en 1985 auprès de l’Unesco, la Chine tend la main à l’Europe et au monde en reconnaissant le bien fondé de l’espéranto.

Henri Masson