Article trompeur dans “Le Monde“

Publié le vendredi 1er décembre 2006 , mis a jour le mercredi 16 janvier 2008


Il y a lieu de se demander pourquoi Thomas Ferenczi, ancien médiateur du quotidien “Le Monde“, a éprouvé le besoin d’écrire dans ce même journal, dont il est aujourd’hui directeur adjoint, dans un article intitulé “La discordance des langues” : “Dans ces conditions, on pourrait être tenté de plaider pour le développement d’une langue commune qui facilite les échanges entre Européens et aide à la formation d’une conscience collective. Cette langue existe. Ce n’est pas l’espéranto ou le volapük intégrés que dénonçait le général de Gaulle, mais l’anglais.”(9.11.06 — à écouter sur le site de l’INA)

Comme si de Gaulle ne dénoncerait pas, aujourd’hui, plutôt ce rôle insidieusement accaparé par l’anglais ! Et ceci d’autant plus que Thomas Ferenczi, un peu plus loin, s’interroge ainsi : "Comment concilier cette hégémonie de l’anglais avec le respect de la diversité culturelle, inscrit dans les traités et réaffirmé en toute occasion par les dirigeants européens ? C’est toute la difficulté."

Car telle est bien la question : la "diversité". On vient d’en avoir une idée avec l’affaire du logo "Together since 1957" applaudi par la Commission ! Les Québécois sont bien placés pour savoir ce qu’il en est de respecter la diversité et de concilier l’inconciliable.

Par ailleurs, le pourcentage de 47% d’Européens qui, selon ses sources (“Eurobaromètre“), parlent l’anglais, inclut ceux qui “parlent“ l’équivalent anglais du “petit nègre“, le “broken English“, et ceci en dépit d’années d’efforts pour apprendre cette langue et d’une part importante du budget de l’enseignement de tous les pays engloutie pour le seul anglais. Et ceci au profit et à l’avantage des pays dominants de l’anglophonie. Selon Thierry Priestley, dont nul ne peut affirmer qu’il ne connaît pas l’anglais, particulièrement bien placé pour savoir ce qu’il en est : "Ce qu’on appelle l’anglais, à Bruxelles, n’est qu’un charabia effrayant, un sabir, dont la pauvreté ne peut qu’engendrer une médiocrité égale des contenus".

Interprète free-lance (indépendant), adhérent de l’Association Internationale des Interprètes de Conférences (AIIC), René Pinhas sait, lui aussi, ce qu’il en est sur le terrain, lorsqu’il s’agit de tout autre chose que de "se débrouiller" : "J’ai écrit, ailleurs, qu’au cours de congrès médicaux internationaux, l’anglais parlé par des orateurs français était souvent totalement inintelligible pour les participants australiens, néo-zélandais ou pakistanais, parce qu’il n’y avait pas un seul, je dis bien un seul, accent tonique qui fût correctement placé. Alors, que dire des malheureux Japonais, Suédois et autres Mexicains dont la langue maternelle n’est pas l’anglais ! Les seuls membres de l’auditoire qui le comprenaient étaient les autres Français dans la salle."
Cet anglais a pour effet d’amener les travailleurs natifs de tel ou tel pays non anglophone au niveau de travailleurs immigrés incapables de maîtriser les ressources de la langue du pays d’accueil. Quel est la part de ces 47% qui serait capable d’écrire un article correct, même une lettre sans erreurs monstrueuses ?
C’est justement parce que des scientifiques ont recours à des natifs anglophones pour faire réviser leurs manuscrits avant publication que certaines avancées scientifiques et techniques sont pillées par des milieux scientifiques anglo-étasuniens (cf. : "La mise en place des monopoles du savoir", L’Harmattan, Charles Durand). Et après, certains admirent béatement l’avance des EUA ! Quand ceci se passe au niveau de gens plus intelligents et nettement plus instruits que la moyenne, ça ne demande pas un grand effort d’imagination et d’anticipation pour prévoir ce qui se passera au niveau de la population et, en particulier, des travailleurs : la fracture linguistique.

La Suède a été parmi les premiers pays d’Europe à miser sur l’anglais, or, voici ce qu’a écrit Margareta Westman, une responsable du Comité linguistique suédois (“Svenska Dagbladet“, 24.10.1993) : "Il y a une différence entre commander une bière dans un café en anglais et conduire des négociations autour de la table d’un conseil d’administration. Ceux qui peuvent utiliser leur langue maternelle dans leur travail peuvent le prendre en main, à la fois pratiquement et psychologiquement. L’enseignement en anglais au niveau du lycée est une invention déplacée qui devrait cesser. Cet enseignement sera de plus en plus mauvais, car le professeur ne maîtrise pas l’anglais aussi bien que le suédois. Les professeurs ne sont pas aussi bons [en anglais] qu’ils le croient. Ils seront handicapés dans leur enseignement, comme s’ils avaient les mains liées dans le dos. (...) Tous pensent que l’anglais est nécessaire et incontournable ; à vrai dire, personne ne s’y oppose en principe. Au commencement, les contacts avec la langue internationale sont marqués du triomphe heureux de l’innocence : c’est si amusant d’être international, regardez comme nous sommes bons en anglais ! Ainsi, peu à peu, on prend conscience du problème : on devient un peu plus sot quand on ne peut pas utiliser sa langue maternelle."

Dans le même quotidien (15-11-1991), Lars Forsman avait pour sa part écrit : "Comme professeur de langues, j’étais très sceptique à propos de l’espéranto jusqu’à ce que je me trouve, il y a quelques années, devant un groupe de professeurs d’espéranto afin de faire une conférence sur la pédagogie des langues. Je constatai alors que cette langue que l’on dit "artificielle" était utilisée avec élégance par les participants entre eux, et aujourd’hui — après avoir été professeur depuis quatre ans à l’École Supérieure Populaire de Karlskoga, dans la section Espéranto —, je sais qu’elle fonctionne aussi bien que toute autre langue."

Où est la démocratie lorsque moins de 5% de l’humanité imposent leur langue (statistique de la CIA) à plus de 95% ? Certains n’ont pas tort lorsqu’ils parlent de dictature de l’anglais.

Seul Suisse à avoir été admis comme membre du Haut Conseil de la langue française, en 1984, Jean-Marie Vodoz avait remis sa démission au président Chirac le 13 juillet 2000. Lors d’un entretien, il avait dit, entre autres : "Je peux vous rapporter ma dernière intervention au Haut Conseil : nous avons, ai-je dit, une éloquente inefficacité. Mais vous ne vous rendez pas bien compte de la situation. L’anglais, qui s’impose comme langue internationale — même à Bruxelles... — n’est pas un espéranto neutre, mais le véhicule de la culture américaine."

C’est de coutume, lorsque certaines gens de médias ne savent rien de l’espéranto, de faire allusion à la citation du président de Gaulle qui, de toute évidence, n’en connaissait à peine plus que le nom. Nul ne peut ignorer que la politique de de Gaulle était nationaliste et qu’il aurait voulu, pour le français, la place aujourd’hui occupée par l’anglais. Belle illusion ! Par l’usage de cette citation, Ferenczy montre lui-même sa propre ignorance en tentant de la dissimuler. Sous le titre “Thomas Ferenczi, critique de Pierre Bourdieu“, l’Obervatoire des médias (ACRIMED) nous éclaire sur ce personnage.

H.M.


Article trompeur dans Le Monde


Sous ce titre, Tim Morley (Cambridge, Angleterre) a placé la réplique suivante à l’allusion stupide de Thomas Ferenczi , sur son excellent blog :

Encore une fois, on cite les sondages Eurobaromètre comme “preuve” de la compétence linguistique extraordinaire des citoyens européens, cette fois-ci dans l’article La discordance des langues, par Thomas Ferenczi apparu hier (article © Le Monde).

Notez bien le mot sondage dans la paragraphe ci-dessus — pas étude, ni recherche, mais sondage. En gros, on demande aux gens, “Est-ce que vous parlez anglais ?” et on note le nombre de réponses positives.

Sortez dans la rue en France — pays riche, voisin du Royaume Uni — et lancez une conversation en anglais avec les passants. Est-ce que vous trouvez vraiment que presqu’un sur deux est tout à fait à l’aise à discuter en anglais ? Ce n’est pas mon expérience personnelle.

Contrairement à M. Ferenczi, qui trouve que “Les avantages de cette situation [la dominance de l’anglais comme langue internationale] sont évidents”, le rapport L’enseignement des langues étrangères comme politique publique du Haut Conseil pour l’évaluation de l’éducation y trouve beaucoup de problèmes, aux niveaux finance, égalité, justice, et autres. Et notez bien le mot rapport, établi suite aux recherches détaillés sur les faits tels qu’ils sont, pas un sondage pour trouver l’opinion des gens sur eux-mêmes.

Tim Morley
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