Des cadres s’interrogent

Publié le mardo 7a januaro 2003 par admin_sat , mis a jour le dimanĉo 8a aŭgusto 2004

"Cadrature", périodique belge d’information du Groupement National des Cadres, a osé consacrer un dossier de 16 pages [1] à une réflexion sur la politique linguistique, sur l’anglais et même sur l’espéranto.
A quand la même audace au sein de tous les syndicats européens ?

Ce "Magazine à mettre entre toutes les mains", comme se présente ce trimestriel, ose enfin soulever un problème qui aurait dû l’être depuis fort longtemps, au moins depuis que la construction de l’Europe a été lancée. La quasi totalité des dirigeants syndicalistes et politiques n’ont rien vu venir. Il paraissait évident aux uns qu’il suffisait de connaître plusieurs langues, aux autres que l’anglais faisait l’affaire, à d’autres encore qu’il existait des services de traduction et d’interprétation, ou que l’avenir était dans la traduction automatique, et, à tous, que la question de bien se comprendre était un faux problème.

Mais voilà : qu’en est-il dans les faits ?

"Si le modèle syndical européen et, avec lui, son modèle social perdent du terrain par rapport au modèle anglo-saxon, ce n’est pas seulement le fait d’une pression économique mais aussi et surtout le fait d’une division, par la langue des non-anglo-saxons et d’une facilité manifestement plus grande dans les confrontations, pour ceux qui s’expriment dans leur langue maternelle qui est presque toujours — vous l’aurez deviné — l’anglais", écrit Thierry Baudson, l’éditeur responsable de "Cadrature". [2]

Le dossier est complété par le témoignage d’un délégué qui vaudrait d’être publié intégralement. Celui-ci estimait que ses bonnes notions d’anglais lui avaient permis de suivre les débats sans trop de difficultés lors d’une rencontre syndicale en Allemagne. Mais il nétait pas venu que pour écouter : "C’est au moment d’intervenir que j’ai coincé. (...) Et je me suis rendu compte que mes propos risquaient d’être mal compris, dénaturés. Honnêtement, aussi, je craignais les sourires condescendants, pas toujours discrets, qui pouvaient accueillir l’une ou l’autre formulation maladroite. Je me suis tu."

Notons en passant que Dominique Voynet avait ressenti le même handicap au sommet de Kyoto et que le sociologue Pierre Bourdieu avait reconnu la réalité de l’obstacle (v. ci-après).

"Les obstacles à la création d’un mouvement social européen unifié sont de plusieurs ordres. Il y a les obstacles linguistiques, qui sont très importants, par exemple dans la communication entre les syndicats ou les mouvements sociaux — les patrons et les cadres parlent les langues étrangères, les syndicalistes et les militants beaucoup moins. De ce fait, l’internationalisation des mouvements sociaux ou des syndicats est rendue difficile."
Pierre Bourdieu

Quant aux natifs anglophones, et aux locuteurs de langues germaniques généralement favorisés par l’usage de l’anglais — bien que pas exempts de dérapages linguistiques —, ils ne se gênent pas, dans ces circonstances, "de se moquer des participants d’autres pays lorsqu’ils s’efforcent de communiquer, eux aussi, en anglais."

Parmi ceux qui préconisent le tout anglais, rares sont ceux qui ont conscience d’avoir autant d’aisance, en s’exprimant dans une langue qu’ils supposent être celle de Shakespeare, qu’une personne courant avec des chaussures trop grandes de plusieurs pointures. Ceci me rappelle que, dans le 17ème arrondissement de Paris, où j’ai travaillé durant quelques années, nous avions un cadre, un obsédé de petites économies, qui se plaignait de marcher avec des difficultés et d’en souffrir : il inversait ses chaussures pour compenser l’usure inégale des semelles !!! Il serait temps de prendre conscience que la pointure linguistique des Anglo-Saxons est l’anglais et que, dans la quasi totalité des cas, ils sont seuls à s’y sentir à l’aise, à ne pas en souffrir, à ne ressentir ni gêne ni usure, à pouvoir courir. Usure, lassitude, gêne, maladresse, coûts, c’est pour les autres.

C’est au moment où le piège se referme que certains commencent à se demander si nos têtes pensantes n’ont pas fait fausse route. Mais tout n’est pas perdu. Ce syndicaliste exprime ce qu’une multitude de citoyens pensent sans oser le dire tant le sujet est tabou, tant le mythe est inculqué : "L’absence de langue véritablement inter-nationale constitue un handicap extrêmement préjudiciable pour la constitution d’une unité syndicale européenne — et, a fortiori — mondiale. L’anglais ne joue absolument pas ce rôle et ne le jouera jamais. Son utilisation, au contraire, fait naître des tensions, provoque des frustrations. Un certain nombre de syndicalistes — dont je suis — considèrent que l’espéranto peut jouer un rôle essentiel. Son apprentissage aisé, rapide, permettrait à tous les militants syndicaux de parler la même langue dans un très proche avenir. Cela établirait une base dégalité dans les rapports mutuels, ce qui favoriserait la mise au point d’actions syndicales communes".