Insertion sociale de jeunes

Publié le samedi 21 janvier 2006 , mis a jour le mardi 21 février 2006

Même s’il n’y avait pas convergence dans les critiques et les propositions, des cris d’alarme venus de divers horizons à propos du malaise de l’enseignement n’ont pas été pris en considération.

À titre d’exemple, car la liste pourrait être très longue : en 1996, Le Seuil publiait “Le bonheur d’apprendre et comment on l’assassine" de François de Closets.
En 2002, Flammarion éditait “La cerise sur le béton - Violences urbaines et libéralisme sauvage” de Vincent Cespedes.

"La fabrique du crétin : La mort programmée de l’école", est paru au mois d’août dernier chez Jean-Claude Gawsewitch sous la signature de Jean-Paul Brighelli, donc peu de temps avant l’embrasement des banlieues.
Beaucoup de jeunes connaissent trop mal leurs aptitudes. Le fait de les aider à les découvrir peut les conduire à reprendre confiance en eux, dans les autres, dans la société. Socrate a été, est et sera toujours d’actualité : "Connais-toi toi-même". Un autre enseignement de Socrate est que "L’oisiveté est le plus grand des maux."
Un plaidoyer de Vincent Cespedes, professeur de lycée en "zone sensible" apparaît en faveur de l’espéranto sur plusieurs pages de son livre, justement sous le titre “Espéranto” (p. 206 à 216) : “il devrait être enseigné dans toutes les écoles de la Communauté”. Il écrit très justement qu’il “ne doit pas concurrencer les langues nationales”. Ce n’est pas seulement comme langue qu’il le présente, mais aussi en tant que moyen de “résister à l’invasion de la psyché libérale-totalitaire”.

Voici une dizaine d’années, une expérience pédagogique fut réalisée par Inès Frank, institutrice à l’école élémentaire d’Oberndorf/ Neckar, en Allemagne. Elle avait dispensé des cours d’espéranto à vingt élèves à raison de moins de 80 heures pour toute l’année scolaire 1994-95. La revue "Humankybernetik", de l’Institut de Cybernétique de l’Université de Paderborn [1], en avait publié un compte-rendu : “J’ai essayé, durant les horaires d’enseignement d’orientation linguistique, de trouver des parallèles avec la langue allemande pour aider les élèves à connaître les structures de leur propre langue et pour les initier à la connaissance des structures linguistiques de base. Il est apparu que les élèves d’origine turque, italienne, libanaise, bosniaque, croate, pouvaient puiser de leur propre langue des structures grammaticales et quelquefois même des mots. De ce fait, les enfants étrangers étaient — autrement qu’à l’habitude — avantagés par rapport aux élèves allemands. Ceci a certainement accru la confiance en soi de quelques élèves."

En plus de faire connaître les structures linguistiques, cette enseignante s’était efforcée de procurer des contacts avec d’autres enfants à l’étranger : "Nous avons commencé un échange de lettres avec une école élémentaire de Turin (Italie). En outre, nous avons poursuivi plusieurs chaînes de récits que nous avons fait suivre à l’étranger. Ces contacts ont été les plus agréables pour les élèves, comme l’ont raconté leurs parents. J’ai globalement l’impression que l’enseignement a non seulement apporté de bonnes expériences aux enfants et les aidera dans l’apprentissage des langues étrangères, mais aussi qu’il leur a plu.

Une constatation semblable avait été faite par Mike Azevedo un enseignant de Hawaï (Waianae Elementary School) : “En toute honnêteté, je dois reconnaître que ce n’est pas sans réticence que j’ai accueilli l’idée d’utiliser l’espéranto dans ma classe. Cette langue paraissait totalement inutile pour des enfants qui n’ont déjà pas trop de tout leur temps pour apprendre l’anglais. Or, nous avons fait l’essai et je dois avouer que les résultats ont été surprenants. (...) Même si cet espéranto ne réussit jamais à devenir la deuxième langue dans tous les pays du monde, il a appris plusieurs choses importantes à mes élèves. Il a représenté pour eux une ouverture en ce qui concerne les langues étrangères. (...) L’espéranto nous a beaucoup aidés pour l’analyse de la structure des phrases dans notre propre langue. (...) Il a indirectement contribué à accroître le vocabulaire anglais ; en fait, pour certains élèves moins doués que les autres, cette augmentation du vocabulaire a été tout à fait considérable.

Expérimenté depuis le début du siècle dernier, entre autres comme enseignement préparatoire, pour faciliter l’apprentissage des autres langues, l’espéranto a toujours reçu un avis favorable de la part de pédagogues renommés, parmi lesquels Pierre Bovet, directeur de l’Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève et premier directeur du Bureau International de l’Éducation, père du prix Nobel Daniel Bovet.

Linguiste, professeur de philologie à l’université de Columbia (New York) et auteur de plusieurs ouvrages dont "The story of English“, “One Language for the World“, “What’s in a Word ? Language Yesterday, Today and Tomorrow“, Mario Pei avait souligné l’intérêt propédeutique de cette langue : "Il a été prouvé expérimentalement que l’espéranto constitue un excellent pont pour l’étude des autres langues, car grâce à sa simplicité de structure et de vocabulaire il brise la résistance initiale de l’élève moyen unilingue. Il renforce en même temps son vocabulaire de mots étrangers et crée chez l’enfant une confiance en sa propre capacité d’étudier et d’assimiler des langues étrangères."

Éducatrice spécialisée, Claudie Demongeot a eu l’idée, avec l’accord du Centre de Soins pour Adolescents des Glacis, à Nancy, de tenter une expérience qui pourrait inspirer des enseignants, des éducateurs, des parents d’élèves, des travailleurs sociaux. Plusieurs élèves ont bien voulu se prêter à ce qui, d’une certaine façon, pouvait apparaître comme un jeu. Sa connaissance de l’espéranto lui avait permis de se rendre compte que cette langue offre des ressources pédagogiques par le fait qu’elle est à la fois logique, efficace, ludique, qu’elle fait plus appel à l’intelligence et à la créativité qu’à la mémoire.

Né d’une démarche humaniste, l’espéranto est à la fois une école de bon sens et de civisme en plus d’être une langue sans frontières. L’idée de Claudie Demongeot, inspirée par l’action menée par l’association Réinsertion et Espéranto [2] de Montpellier, était précisément de redonner confiance à des jeunes en échec scolaire au moyen d’une langue dans laquelle l’élève sent qu’il progresse comme avec des bottes de sept lieues.

Considéré comme le précurseur de la pédagogie moderne, surnommé "le Galilée de l’éducation", l’humaniste tchèque Jan Amos Komensky (Comenius, 1592-1670) pourrait voir aujourd’hui dans cette langue l’un des outils qui, selon son expression, "permettront au maître de voir les enfants agir spontanément et de deviner leur vocation".

Les résultats obtenus ont encouragé Claudie Demongeot à choisir, comme thème de mémoire, en vue d’obtenir son Diplôme supérieur d’Études sociales : "Insertion de jeunes en difficulté psychique au moyen de l’espéranto". Elle l’a présenté et défendu avec succès en 2003 à l’Institut Régional du Travail à l’Université de Nancy 2. Lors d’une conférence présentée à La Roche-sur-Yon, le 26 novembre dernier, elle a exposé dans les grandes lignes les idées et constatations dont elle a fait état dans ce mémoire qui peut être consulté en ligne. Par certains aspects, ce travail de recherches et d’observations est d’une brûlante actualité alors que nous découvrons les fruits d’un énorme gâchis. Chacun a pu mesurer où peut conduire une politique qui ferme les yeux sur certains problèmes de la jeunesse. Le problème est certes très vaste, mais même si les recherches de Claudie Demongeot, en ce qui concerne le mémoire, n’ont touché qu’un aspect particulier de l’insertion des jeunes (jeunes en difficulté psychique), elles permettent d’en tirer des enseignements et des idées applicables aussi dans d’autres cas, ou au moins adaptables.

Claudie Demongeot poursuit son travail en faveur des jeunes en difficulté scolaire. Elle est depuis peu présidente de l’association Réinsertion et Espéranto [3], qui, pour la première fois, en janvier 2001, permit de procurer un emploi lié à l’espéranto à Mlle Zohra Boubker.

Les démarches présentées ci-dessus ne sont que quelques unes parmi d’autres. Toutes vont dans le sens de ce que Comenius préconisait déjà en son temps.

Comenius pensait en effet que le temps dans les écoles devait être partagé entre les loisirs et l’étude, que l’école "serait productrice de l’homme humain, se proposant le développement de la qualité même d’homme au lieu d’un dressage professionnel ou d’une préparation à des fonctions sociales définies." Pour lui, l’enseignement devait être dispensé aussi bien aux filles qu’aux garçons sans distinction de classe sociale : l’égalité des chances n’est pas une proposition nouvelle. Il considérait le jeu comme un élément très important de l’éducation. Conscient que le latin était trop difficile pour les populations, comme Descartes, Leibniz et Vivès, Comenius s’était penché sur l’idée d’une langue fonctionnelle et accessible. Dans "Via Lucis" (1641), il avait pressenti “le temps où l’humanité jouira de l’usage d’une langue auxiliaire universelle incomparablement plus facile que nos langues naturelles“. Dans un courrier à Louis XIV, en 1665, il avait demandé la convocation d’un concile européen pour fonder un institut universel dont la tâche aurait été d’examiner toutes les découvertes scientifiques afin qu’elles soient utilisées pour le bien des hommes.

Économique à mettre en place, l’enseignement de l’espéranto permet de gagner du temps, donc de l’argent, pour l’enseignement des autres langues comme des autre matières. Ses aspects psychologiques méritent une attention tout aussi grande. De ce fait, le barrage qui lui a été opposé jusqu’à ce jour sur la base d’une argumentation lamentable par le ministères de l’éducation, sous quelque gouvernement que ce soit, n’a plus lieu d’être. Le coût d’une politique sociale, à laquelle l’éducation doit être intimement liée, est très élevé. Mais le coût d’une politique sociale au rabais, ou de l’absence de politique sociale, l’est infiniment plus. Les événements récents ont montré à quel gâchis cela peut mener. Publié récemment sous le titre "Quelle politique linguistique pour quel enseignement des langues ?", le Rapport Grin, établi sur la demande du Haut Conseil de l’évaluation de l’école, doit être pris en considération. Comme le refus opposé à toute demande de moyens financiers, de personnel enseignant et de travailleurs sociaux est toujours motivé par le manque d’argent, il y a lieu d’exiger des recherches et des enquêtes précises sur les transferts économiques nets dont bénéficient les pays anglophones du fait de l’usage de l’anglais considéré de plus en plus souvent comme la langue unique (Rapport Grin, p. 6 et 7). En France comme dans tout autre pays non anglophone, les citoyens doivent savoir très précisément ce que coûte la domination de l’anglais.

A l’heure où une éducation sans frontières devient une nécessité, cet avis de Comenius mérite réflexion : "lorsque l’éducation générale de la jeunesse commencera par la bonne méthode, il ne manquera plus à personne ce qui lui est nécessaire pour bien penser et bien agir." Faut-il s’étonner que la réaction à une doctrine économique dévoyée, sauvage, que ne peut défendre aucune morale laïque ni même religieuse qui se respecte, soit elle-même sauvage ? Les ravages sont très longs à réparer sur le terrain, mais surtout dans les coeurs et les esprits. Ils sont parfois, trop souvent, irréparables et irréversibles.

Le fait de se sentir valorisé, estimé, est salutaire pour beaucoup de jeunes pour qui le passage de l’adolescence à l’état d’adulte est une période tourmentée, pleine d’écueils. Aurions-nous été meilleurs (ou pires) dans le même cadre de vie, dans le même environnement ?

Henri Masson