Le Quart-monde

Publié le samedi 16 mai 2009 par Vito

« Dans notre pays, il n’y a plus de pauvres. Chacun est nourri, chacun mange au moins à sa faim ». Combien de fois j’ai entendu de tels mots de la bouche de gens qui ne savent pas de quoi ils parlent car ils jouissent d’un bon appétit et peuvent le satisfaire, et n’ont jamais souffert de la faim.

Pourtant ils ont la télévision. Ils savent que des quantités d’hommes meurent de faim. Mais cela a lieu dans des pays si lointains qu’apparemment cela ne les concerne pas. « Le tiers-monde » est pour eux comme une abstraction.

Et ils ne savent pas (ou ne veulent pas savoir) que dans leur pays même, leur ville, presque à leur porte existe un « quart-monde », qui s’il ne meurt pas, croupit cependant dans la misère. Si, comme moi, ils allaient tous les matins au marché, ils verraient aux alentours, assis sur le trottoir, plusieurs mendiants des deux sexes avec une planchette sur laquelle ils liraient : « J’ai faim ». Peut-être diraient-ils : « Des bons-à-rien, des fainéants qui préfèrent demander l’aumône plutôt que de gagner leur croûte en exerçant un métier honnête ». Sans doute il existe quelques individus dans ce genre, mendiants professionnels, mais plus nombreux sont les vrais chômeurs qui pendant des mois et des années ont vainement recherché une embauche hypothétique. Ceux-ci reçoivent pendant quelques temps une maigre allocation, puis une aumône de l’Etat de 40 francs par jour, puis plus rien du tout. Comment ceux-ci survivraient-ils, sinon par le vol et la mendicité ? Par le travail au noir ? Mais sur ce marché aussi il existe une âpre concurrence.

Nous savons qu’un tel « quart-monde » vit maintenant dans tous les « pays riches ». Nous avons vu sur nos écrans de télévision, aux Etats-Unis, des chômeurs souvent décemment vêtus (car ils sont pauvres depuis peu) faire la queue, un bol vide en main, aux soupes populaires. De tels spectacles sont visibles auprès de nous, gens bien nourris, près de restaurants de luxe dans lesquels des riches dépensent souvent plusieurs centaines de francs pour un dîner. Cela sera-t-il encore longtemps tolérable ?

Le 3 novembre (1986), dans une émission télévisée, j’ai entendu des témoignages bouleversants de chômeurs désespérés. Il y avait aussi l’abbé Pierre. Généralement je n’apprécie pas beaucoup le clergé, mais pour celui-là je tire mon chapeau. L’abbé Pierre a parlé brièvement, mais densément. Il est non seulement un bienfaiteur sentimental du reste efficace, mais aussi un homme intelligent et cultivé qui a étudié la question sérieusement, à fond. Et qu’a-t-il conclu ? La crise mondiale actuelle n’est pas une crise cyclique comme les précédentes. Elle est durable. L’humanité est arrivé à un nouveau stade de son évolution. Il ne s’agit pas d’une épidémie passagère, mais d’une maladie chronique, tout à fait nouvelle, pour laquelle il est nécessaire de trouver de nouvelles techniques de soins.

C’est justement cela qu’avait prophétisé Jacques Duboin il y a un demi-siècle. Et il avait proposé une solution : « Quand il n’est plus nécessaire de payer le travailleur pour qu’il produise, l’Etat doit le payer pour qu’il consomme. »

Aussi longtemps su’on ne voudra pas comprendre cela, aussi longtemps que les instances et les partis politiques resteront à leurs vieux concepts, les tiers- et quart-mondes sombreront dans un état de misère de plus en plus profond.

Raymond Laval (en Espéranto Valo), dans le recueil Vortoj de Valo kun studoj kaj artikoloj, Broŝurservo de SAT, eld. 1995, p.107-8. Paru originellement dans la revue Laŭte ! en janvier 1987. Traduit de l’Espéranto par Jacques Fichou (février 2009).

Voir la version originale en espéranto sur le site de SAT :
http://www.satesperanto.org/La-Kvar...