Pour une langue des travailleurs

Publié le vendredo 3a novembro 2006 , mis a jour le sabato 4a novembro 2006

Répétons-le : ce ne fut jamais la langue des peuples.
Au cours des siècles d’intense colonisation, sur tous les continents, la langue des conquérants fut imposée aux populations soumises et acquirent une aire de diffusion nettement plus importante que dans leur pays d’origine.
Cependant, si ces langues d’origine européenne furent prédominantes et, même, devinrent le langage officiel en Asie, Afrique, Amérique, Océanie, elles ne parvinrent jamais à éradiquer complètement les langues utilisées localement.
A divers moments de l’Histoire, certaines langues affirmèrent leur suprématie dans le domaine des relations internationales. Ainsi, le français eut son heure de gloire jusqu’au début du siècle dernier, comme langue de la diplomatie. Il était parlé dans toutes les Cours royales et princières, que ce soit à Moscou, Madrid, Varsovie, Vienne, Lisbonne ou Londres.
Aujourd’hui, il a beaucoup perdu de sa superbe.
Et l’on en est à l’anglais, imposé comme “langue internationale”.

Avec l’anglais, on va partout” : mensonge

C’est devenu une prétendue “vérité” assénée partout comme une évidence indiscutable. Pas tellement en raison de l’importance du Royaume Uni dont l’éclat colonial s’est fort terni et n’apparaît plus que dans cet oripeau quelque peu folklorique d’un Commonwealth suranné et inconsistant. Non, ce sont les États-Unis, seule superpuissance mondiale ACTUELLE qui, par le poids de leur suprématie militaire et de leur impérialisme économique, affirment leurs conceptions ultralibérales et leur “culture” ( !?!) politique et sociale par le biais de leur langue.
Comme depuis toujours, l’Histoire est là pour le démontrer : la langue est le moyen de communication qui établit la relation dominant-dominé. Le Royaume-Uni, lui-même, berceau de la langue anglaise, n’est pas à l’abri de cette colonisation culturelle. L’anglais de Shakespeare est largué par l’anglais états-unien…
Mais cette logique impérialiste a son revers. La domination d’une puissance n’est pas éternelle. Si les prévisions des géopoliticiens se confirment, dans moins d’un demi-siècle, les États-Unis auront perdu leur statut de maîtres du monde. Ce sera la Chine qui deviendra LA superpuissance mondiale. Et l’on voit mal les Chinois accepter de conserver à l’anglais son statut de langue dominante. Nous en viendrions donc à accepter le mandarin comme instrument international de communication.
A ce propos, nous vous proposons de vous livrer à une petite expérience, toute simple : demandez, autour de vous, quelle est la langue la plus parlée au monde. La réponse, 99 fois sur 100, sera : “l’anglais”. Si vous montrez, statistiques à l’appui, que c’est, et de très loin, le mandarin (avec près de 900 millions de locuteurs sans tenir compte de la diaspora chinoise qui, sur le globe, doit représenter d’autres dizaines de millions de personnes), les gens sont ébahis.
Mais, lorsque vous leur faites remarquer qu’en outre, la deuxième langue la plus utilisée n’est pas non plus l’anglais mais l’espagnol, alors, c’est l’ahurissement.
Car le bourrage de crâne est efficace : “Avec l’anglais, on va partout !”. C’est l’autre “vérité révélée”… Alors que cette affirmation péremptoire est totalement fausse. Essayez de converser en anglais avec un habitant des Philippines, de Bornéo, du Cameroun, d’Angola, d’Algérie, d’Uruguay, du Brésil, du Kazakhstan, de Moldavie… Bonne chance !
Combien d’Européens, engoncés dans ces slogans ridicules de l’omniprésence de la langue anglaise, savent-ils que celle-ci est ultra- minoritaire sur notre continent, où l’allemand prend, et de loin, la première place ? Les contre- vérités sont à ce point prédominantes que, dans un pays comme la Belgique et, plus précisément, en Wallonie, qui, à côté d’une population très majoritairement francophone, comprend une communauté germanophone, par ailleurs fort dynamique, l’apprentissage de l’allemand est carrément jeté aux oubliettes au profit de l’anglais, parlé — et de quelle manière…— par un infime pourcentage de la population !

Des technocrates anglophones et… anglophiles !

Nous en venons à ce qui, en fin de compte, doit être notre propos : quel impact ce matraquage en faveur de l’anglais, “langue universelle”, a-t-il dans les relations de travail et, notamment, dans l’activité des associations représentatives des travailleurs ?
Allons droit au but : il faut mettre un terme à ce conditionnement linguistique car, outre cette humiliation culturelle qu’il crée, il déforce considérablement la force de cohésion et d’action des organisations syndicales.
Si la diplomatie, les technologies nouvelles, ont choisi une langue non pas internationale mais NATIONALE DOMINATRICE pour imposer un mode anglo-saxon de société, que les travailleurs, eux, fassent le choix d’un mode de communication par lequel chaque locuteur de chaque région du globe pourra s’exprimer à égalité.
Car, pour l’heure, le travail syndical est gangrené, faussé par cette chape linguistique.
Cela commence déjà, d’ailleurs, par les hiérarchies au sommet des entreprises, où les éléments dirigeants sont choisis, de plus en plus souvent, non plus en fonction de leurs compétences mais de leur connaissance de la langue anglaise ! Les relations internationales s’étant généralisées et multipliées, la préférence est donnée à une personne maîtrisant la langue anglaise pour représenter l’entreprise dans les contacts extérieurs.
Cela, bien sûr, c’est l’affaire des patrons.
Où cela devient préoccupant, c’est lorsque cette connaissance de l’anglais s’étend à la représentation syndicale dans des rencontres ou/et dans le contexte d’enquêtes portant sur les conditions d’existence et les statuts des travailleurs.
Qui va être désigné comme porte-parole d’une organisation syndicale dans un congrès international ? Eh bien, ce sera celui ou celle qui pourra s’exprimer en anglais.
Avec, par conséquent, un avantage certain pour les catégories “employés” et, surtout, “cadres” au détriment des ouvriers. Cela, pour des raisons évidentes de différences de scolarité.
Ainsi, la construction d’un édifice juridique européen pour les relations du travail est-elle en passe de se trouver totalement aux mains de technocrates anglophones et… anglophiles et non pas des représentants des travailleurs !
Et anglophiles”, écrivons-nous… Car que l’on ne s’y trompe pas : cette omniprésence de l’anglais comme moyen obligatoire de communication, au-delà même de son détestable aspect de supériorité linguistique, véhicule, en parallèle, le modèle économique anglo-saxon.
Lequel risque fort de s’imposer comme architecture de l’édifice Europe - une Europe devenue ultralibérale, à l’image des États-Unis.
Et cela dans une Europe des 25 (bientôt 27) où la Grande-Bretagne ne figure certes pas parmi les pays européens les plus convaincus…
Les associations représentantes des intérêts des travailleurs peuvent-elles accepter cette situation ? Non, évidemment. Pourtant, la tendance actuelle va droit dans ce sens : un élitisme linguistique qui bénéficie au monde patronal.
Au plan mondial, c’est pire.
Face aux diktats de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), du FMI (Fonds Monétaire International) et d’autres institutions du même type, souveraines dans l’établissement de règles édictées à l’échelle du globe pour le plus grand triomphe de l’économie “de marché”, les défenseurs des droits des travailleurs sont, en permanence, confrontés à des problèmes linguistiques. Car les interprètes et traducteurs ne peuvent remplacer la compréhension directe. Cela fragilise la cohésion des positions syndicales et donc, avantage la partie patronale.

Rompre avec la dictature de l’anglophonie

Dans des domaines plus pointus, les situations vécues sont exemplatives.
Si les organisations syndicales décident de mener une enquête sur le travail des enfants en Birmanie ou les salaires des ouvrières du textile en Thaïlande, qui enverront-elles sur place ? Des personnes capables de parler anglais. Qui ces délégués vont-ils rencontrer et interroger sur place ? Des personnes parlant anglais.
Quel sens, quelle crédibilité auront ces contacts ? Quel reflet de la situation exacte dans le pays objet de l’enquête pourra-t-on en espérer ? Ce ne seront jamais que des relations d’élites à élites, pas d’entretien avec les véritables acteurs de terrain. Aucune communication avec les syndicalistes de l’endroit, sinon avec un anglophone fort probablement lié avec le patronat du cru. Des envoyés syndicaux européens parlant anglais vont discuter avec des personnes anglophones de l’endroit visité. Les enfants, les parents, les syndicalistes du coin ? Exclus de l’entretien pour cause d’impossibilité linguistique.
Alors, amies, amis, va-t-on continuer à se faire entuber par ces “technocrates anglophones” ?
Ou bien va-t-on chercher un mode d’expression aisément utilisable par les uns et les autres en parfaite égalité ?
Il existe une “Association mondiale des travailleurs espérantistes“ qui regroupe, à l’heure actuelle des membres d’une cinquantaine de pays des cinq continents. Les représentants des travailleurs de pays comme le Japon, la Corée du Sud, la Chine, plusieurs pays de l’Europe de l’Est et d’Amérique latine, se sont déjà engagés dans cette voie d’un langage de communication internationale excluant l’usage d’une langue “supérieure” (?) dominante.
Il ne s’agit pas de remplacer les langues nationales mais d’établir des relations égalitaires par l’usage d’une langue de communication, simple, dépourvue de tous les pièges (exceptions, locutions sujettes à interprétations subtiles) qui faussent la compréhension, sont la source de malentendus, voire de falsifications du message.
Cette langue, c’est l’espéranto.
Si les diplomates, les scientifiques, les informaticiens ont opté pour une langue dominante, rien n’empêche les travailleurs et leurs organisations représentatives de choisir, eux, leur propre instrument de dialogue.

Thierry Baudson
Secrétaire National
Groupement National des Cadres (Belgique)