Rétrospective sur une résolution centenaire de la Libre Pensée en faveur de l’espéranto

Publié le mardi 5 juillet 2005 par admin_sat

Très connu dans les milieux libertaires et libre-penseurs, comme son fils Maurice, le mathématicien Charles Laisant avait milité pour l’espéranto à partir de 1900.

Dès le congrès de la Fédération Internationale de la Libre Pensée, à Rome, en 1904, il fut question de recommander l’espéranto “ comme un puissant auxiliaire dans la lutte pour le progrès social contre les superstitions de toute espèce “. Cette façon de voir est intéressante car l’espéranto est à l’opposé d’une croyance. C’est une langue rationnelle et sans mystère. Quarante-deux membres de l’Académie des Sciences l’avaient qualifié en 1924 de “ chef-d’œuvre de logique et de simplicité “.

Lors du congrès de 1905 de la Libre Pensée, à Paris, des voeux furent à nouveau prononcés et adoptés en faveur de l’espéranto. La Libre Pensée fut donc parmi les premières organisations en France et dans le monde à se prononcer en faveur de l’espéranto. C’est aussi en 1905, à Boulogne-sur-Mer, que fut fondée la Ligue Universelle des Francs-Maçons dans le cadre du premier congrès universel d’espéranto.

A cette époque, le grand géographe Élisée Reclus avait déjà pu constater et noter dans son ouvrage magistral, “L’Homme et la Terre [1] : “ Les progrès de l’espéranto sont rapides, et l’idiome pénètre peut-être plus dans les masses populaires que parmi les classes supérieures, dites intelligentes. C’est, d’un côté, que le sentiment de fraternité internationale a sa part dans le désir d’employer une langue commune, sentiment qui se rencontre surtout chez les travailleurs socialistes, hostiles à toute idée de guerre, et, de l’autre, que l’espéranto, plus facile à apprendre que n’importe quelle autre langue, s’offre de prime abord aux travailleurs ayant peu de loisirs pour leurs études.“

Élisée Reclus ajoutait cette constatation toujours actuelle : “ Chose curieuse, cette langue nouvelle est amplement utilisée déjà ; elle fonctionne comme un organe de la pensée humaine, tandis que ses critiques et adversaires répètent encore comme une vérité ardente que les langues ne furent jamais des créations artificielles et doivent naître de la vie même des peuples, de leur génie intime. Ce qui est vrai, c’est que les racines de tout langage sont extraites en effet du fond primitif, et l’esperanto en est, par tout son vocabulaire, un nouvel et incontestable exemple.

Un siècle après les premiers pas de l’espéranto en France et dans le monde, Internet donne une impulsion et ouvre de nouvelles perspectives à cette langue conçue pour rendre la communication linguistique plus accessible, plus facile, plus équitable entre les peuples.

En 2001, à Givors, le congrès national de la Libre Pensée avait adopté la motion suivante par 2456 voix pour, 263 contre et 635 abstentions : “ Le congrès national de la Libre Pensée affirme la nécessité de promouvoir l’usage de l’Esperanto, langue porteuse de valeurs, universalistes et pacifistes, chères à la Libre Pensée, auprès d’institutions internationales, notamment l’UNESCO.

Il s’agissait là d’un acte de courage intellectuel. En effet, un conditionnement bien orchestré pousse à penser aujourd’hui, et même plutôt à croire qu’à penser, que l’espéranto n’a pas marché, qu’il appartient au passé, qu’il n’a plus sa raison d’être, que l’anglais joue le rôle de langue internationale et qu’il n’y a plus lieu de remettre cette évidence en question. La méthode consiste à faire passer l’espéranto pour une utopie, un passe-temps, une marotte de rêveurs, à éviter d’en parler au temps présent, à lui couper l’intérêt de la jeunesse par le silence ou par une présentation déformée, d’abord dans l’enseignement, puis dans les médias.

Il y a tromperie sur l’étiquette !

En effet, l’anglais est en premier lieu une langue nationale qui a été poussée dans le rôle de langue internationale par des puissances anglophones et aussi par les milieux de l’Argent-roi, pour ne pas dire de l’Argent-dieu.

Le rapport tenu secret d’une conférence organisée en 1961 par la Grande-Bretagne et les États-Unis prévoyait en effet de formater la pensée du monde non-anglophone au moyen de l’anglais. Cet accord stipulait que l’anglais devait “devenir la langue dominante “. Linguiste renommée, Henriette Walter a dit très justement : “ Une langue, c’est une façon de voir le monde “. Et c’est bien par le biais de leur langue que les puissances dominantes de l’anglophonie veulent amener la population non-anglophone à voir le monde à leur façon.

Ancien responsable de l’administration Clinton, David Rothkopf a été suffisamment précis dans un article publié en 1997 : “ Il y va de l’intérêt économique et politique des États-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l’anglais ; que, s’il s’oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualité, ces normes soient américaines ; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient américains ; et que, si s’élaborent des valeurs communes, ce soient des valeurs dans lesquelles les Américains se reconnaissent.“ [2]

Il est donc clair que ceux qui conduisent la politique étasunienne veulent se reconnaître partout, se sentir chez eux partout. Peu leur importe que la population non-anglophone mondiale, en état d’aliénation culturelle et linguistique, ne se reconnaisse nulle part

Il importe de savoir que la population native anglophone ne représente plus que 4,84% de l’humanité [3]. Elle est en régression du fait de l’évolution démographique. C’est-à-dire que 95,16% de la population mondiale sont contraints de sacrifier une part importante de leur temps, de leur argent et de leurs efforts à l’apprentissage d’une langue qui n’a aucune des qualités requises pour jouer le rôle de langue internationale. Du fait de sa complexité graphique et phonétique, l’anglais, dont il existe 38 variantes reconnues [4], présente le terrain le plus propice qui soit à la dyslexie [5]. Certes presque tout le monde étudie l’anglais, mais presque personne ne peut se mesurer sur le plan de l’élocution avec des natifs anglophones.

C’est la raison pour laquelle des natifs anglophones sont de plus en plus souvent préférés, et même exigés, pour des postes de responsabilités dans des administrations ou des entreprises [6].

Margaret Thatcher, qui donne des leçons de bonne conduite au monde mais qui a été incapable d’éduquer convenablement son fils, a déclaré en 2000, lors d’une tournée aux États-Unis : “ Au XXIe siècle, le pouvoir dominant est l’Amérique, le langage dominant est l’anglais, le modèle économique dominant est le capitalisme anglo-saxon ". [7]

La remise en question du monopole de l’anglais exige aujourd’hui beaucoup de courage intellectuel. Il en faut encore plus pour préconiser l’espéranto.

Il est connu que le poisson mort flotte au gré du courant. Rares sont ceux qui ont aujourd’hui le courage d’aller à contre-courant, de dénoncer un jeu truqué. Le mécanisme de cette servitude linguistique volontaire, ou de cette servitude par ignorance, a été exposé dans des ouvrages de Charles Durand, spécialiste d’informatique, qui a longuement séjourné en pays anglophones, notamment “La mise en place des monopoles du savoir [8] et “La nouvelle guerre contre l’intelligence [9].

A l’échelle nationale, européenne et mondiale, l’investissement est absolument énorme, et l’on comprend mieux pourquoi un directeur du British Council a pu dire dans son rapport annuel de 1987-1988 : " Le véritable ‘or noir’ de la Grande-Bretagne est non point le pétrole de la Mer du Nord, mais la langue anglaise. Le défi que nous affrontons, c’est de l’exploiter pleinement.  [10]

En fait, cet “ or noir“, c’est nous-mêmes, en tant que citoyens et contribuables de France comme de n’importe quel autre pays de par le monde. Autrement dit, il s’agit là d’un impôt colossal versé aux pays meneurs du réseau “Echelon“ d’espionnage planétaire.

Il s’agit là d’un soutien inadmissible apporté à la langue de nations qui en tirent tous les profits et qui laissent à toutes les autres la totalité de l’effort en temps (le temps, c’est de l’argent) et en coût budgétaire. La dispense d’effort ainsi accordée à ces nations ne saurait susciter de l’estime de leur part. Quiconque a vocation à ramper ne récolte que le mépris et toujours plus d’exigences de la part de ceux qui maîtrisent le jeu truqué.

Cette source de profit est pleinement exploitée grâce au concours et à la veulerie des gouvernants des pays non anglophones qui, à l’échelle mondiale, représentent pourtant plus de 95% de la population. Si le gouvernement britannique se flatte d’un bilan économique que certains envient, c’est bien à NOUS, citoyens non-anglophones qu’il le doit ! Cette béatitude, face aux maîtres du jeu, s’apparente au comportement d’une prostituée admirative de son maquereau qui, pendant qu’elle serait exposée à toutes les humiliations, à tous les risques et désagréments, mènerait une vie de luxe.

C’est un gâchis incommensurable. A l’échelle mondiale, ce sont des milliards d’heures dilapidées dans une course à l’infériorité linguistique. En effet, une observation australienne [11] a montré que les non natifs anglophones subissent un handicap de 10% par rapport aux natifs dans l’étude des mathématiques. Ceci est valable aussi pour d’autres matières. Ce désavantage s’accroît au fur et à mesure que s’élève le niveau d’études.

Avec l’anglais comme langue internationale, le natif anglophone est un peu comme Obélix : il est tombé dans la marmite de l’anglais dès son enfance.

Des patrons de très grandes sociétés ont perdu toute illusion sur le tout-anglais. En 1999, Louis Schweitzer, alors PDG de Renault, avait contraint ses cadres de divers pays à ne communiquer qu’en anglais. En avril 2001, un communiqué de l’AFP nous apprenait qu’il avait déclaré : “ La langue a été une difficulté un peu supérieure à ce que nous pensions. Nous avions choisi l’anglais comme langue de l’alliance mais cela s’est avéré un handicap avec un rendement réduit de part et d’autre.“

A la question “Quelle est la langue officielle de Sanofi-Aventis ?“, le PDG de ce groupe pharmaceutique, Jean-François Dehecq, a répondu dans le magazine “L’Expansion“ [12] : “ Ce n’est sûrement pas l’anglais. Une multinationale est une entreprise dans laquelle chacun peut parler sa langue. Dans une réunion, c’est du cerveau des gens dont on a besoin. Si vous les obligez à parler anglais, les Anglo-Saxons arrivent avec 100% de leurs capacités, les gens qui parlent très bien, avec 50%, et la majorité, avec 10%. A vouloir tous être anglo-saxons, il ne faut pas s’étonner que ce soient les anglo-saxons qui gagnent .“

Pour François Grin, chercheur à l’Université de Genève, l’anglais est la solution la plus inéquitable qui soit. Il estime que le gain que le Royaume-Uni tire de la domination actuelle de l’anglais s’élève à 17 milliards d’euros par an, et que l’économie nette réalisée par l’ensemble de l’Europe si elle adoptait l’espéranto se chiffrerait à 25 milliards d’euros par an.

De son côté, le professeur Michel Serres a dit à plusieurs reprises, non sans raison, qu’il y a aujourd’hui plus d’inscriptions en anglais sur les murs de Paris qu’il n’y en avait en allemand durant l’occupation nazie.

L’admission de la langue de nations dominantes dans le rôle de langue internationale introduit un rapport de force et exclut le principe de l’équité.

La contrainte d’apprendre et d’utiliser la langue de nations dominantes va à l’encontre de l’article 1er de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Nul n’est libre et égal en dignité et en droits lorsqu’il y a contrainte de s’exprimer dans la langue de ceux qui, au moyen de celle-ci, imposent au monde leur façon de le voir, de le gérer, de l’organiser.

Le choix d’une langue internationale est donc aussi un choix de société entre la loi du plus fort véhiculée par l’anglais et la loi de la raison dont le vecteur par excellence est l’espéranto

L’espéranto est une affaire de raison, mais aussi une affaire de cœur. Il est né dans le cœur d’un enfant qui aspirait profondément à la paix, à la fraternité, et qui n’a jamais renié sa jeunesse. Il a plus que jamais sa raison d’être. L’Unesco a émis deux recommandations en sa faveur, en 1954 et 1985.

A l’origine de l’espéranto, il y a de Dr Louis Lazare Zamenhof, un humaniste célébré en 1959 par l’UNESCO en tant que “ personnalité importante universellement reconnue dans les domaines de l’éducation, de la science et de la culture ”. Il semble utile de noter en passant que le “Calendrier laïc international“ de la Fédération Internationale des Libre Penseurs, dressé selon le vœu du congrès de Barcelone, en 1934, avait retenu le nom du Dr Zamenhof à la date du 10 octobre parmi les “philanthropes et humanitaires“.

Derrière l’espéranto, il n’y a aucune puissance autre que celle de la bonne volonté, une volonté qui existe partout. Défendre et promouvoir l’espéranto exige un courage intellectuel certain. La Libre Pensée en a fait preuve voici déjà un siècle et encore plus récemment.

De nouveaux défis nous attendent.

Henri Masson,
Secrétaire Général de SAT-Amikaro