Syndicalisme sans frontières

Publié le vendredo 29a septembro 2006

C’est sans doute ce qu’avait ressenti François Janssens, président de la Fédération Générale des Travailleurs Belges (FGTB), lorsqu’il s’était exprimé sur la nécessité d’une mutation : “Pour que notre contre-pouvoir syndical soit efficace, il faut absolument transformer la Confédération européenne des syndicats afin qu’elle ne se limite plus à jouer un rôle de lobby mais qu’elle soit capable d’orchestrer des actions débouchant sur des résultats très concrets.” (“L’Humanité Dimanche“, 6-5/12-5-1993)

Or, pour organiser des actions, ne convient-il pas, en premier lieu, de bien se comprendre et de ne pas perdre de temps ? Si les problèmes de communication linguistique sont pratiquement inconnus par les habitués de Davos, il en est tout autrement pour les syndicats de travailleurs. Le 12 octobre 1991, l’organe de la FGTB, “Syndicats“, avait pourtant déjà signalé la difficulté d’organiser une conférence syndicale européenne : “Réunir 650 délégués de 25 multinationales européennes de 21 pays d’Europe n’est pas une mince affaire. C’est ce qu’a pu constater la CES (Confédération Européenne des Syndicats) ces 26 et 27 septembre à Maastricht. Une salle énorme, l’installation de traduction... et toute une armée d’interprètes pour assurer la traduction simultanée en néerlandais, français, allemand, espagnol, italien ou anglais... Plus européen n’existe pas et cela donne tout de suite une idée concrète des problèmes pratiques qu’aura à résoudre le Conseil d’entreprise européen s’il veut faire face à l’internationalisation de plus en plus poussée de l’économie.

Le Gutenberg” (30 janvier 1992), organe hebdomadaire du Syndicat du Livre et du Papier de Suisse romande, rappelait à son tour d’autres aspects du problème avant de donner quelques informations sur l’espéranto : “Le recours aux services d’interprétation, déjà excessivement lourd, coûteux et malcommode pour les organismes internationaux (Unesco, ONU, CEE, etc.), se révèle insatisfaisant lors des réunions syndicalistes internationales. Tout militant, intéressé par l’intervention de tel ou tel délégué, ne peut s’adresser à lui sans intermédiaire, par exemple lors des pauses ou des repas. Les relations suivies sont ainsi très limitées. Le courrier reçu dans une langue étrangère exige d’être traduit, de même que la réponse. Toute action coordonnée est ainsi entravée par des tâches purement bureaucratiques. Le budget de l’organisation est lui-même amputé pour réaliser un semblant de communication.

L’une des plus grandes erreurs des syndicats ne serait-elle pas de rester sur une voie marécageuse sur laquelle pataugent les institutions de l’Union européenne, alors que celle-ci dispose, elle, grâce à la docilité des contribuables, de moyens autrement plus importants ?
Il arrive que l’inimaginable devienne réalité : n’a-t-on pas vu, en mai 1993, des patrons du textile manifester, aux côtés de travailleurs, contre le transfert des productions vers des pays à faible revenu et sans protection sociale ? Beaucoup de conceptions du monde sont à revoir, à commencer par celle de la communication linguistique. La même année, un patron bruxellois, Albert Faust, loin d’être anti-syndical, disait au magazine “Télémoustique” (25 fév. 1993) : “S’ils ne s’internationalisent pas, les syndicats sont foutus.” Il ne se posait cependant pas de question sur le moyen de bien se comprendre pour parvenir à une telle internationalisation.

Dans un article de “Libération” (23 avril 2001), sous le titre : “L’eurosyndicalisme balbutiant”, Muriel Gremillet et Thomas Lebègue signalaient que quelque 600 comités d’entreprise européens avaient du mal à jouer pleinement leur rôle contre des projets de délocalisation ou de fermeture de sites. La barrière des langues, que certains considèrent comme inexistante ou sans conséquences, ou même comme une vue de l’esprit, apparaissait dans toute sa réalité : “les syndicalistes qui y siègent ne parlent pas la même langue et passent leur temps à courir derrière les interprètes pendant les réunions préparatoires. De toute façon, ça ne facilite pas vraiment la tâche, explique la fédération agroalimentaire de la CGC. On est sous un casque, à écouter des phrases qui ont parfois été traduites trois ou quatre fois. C’est difficile dans ces conditions d’être subtil.

Cent ans après

Voici bientôt cent ans, le 10 octobre 1906, lors de son congrès national d’Amiens, la Confédération Générale du Travail (CGT) avait voté à l’unanimité une motion appelant à “l’étude, la pratique et l’extension de la langue internationale espéranto” et à l’ouverture de cours du soir. La motivation qui avait abouti à cette motion était ainsi rédigée : “Il nous suffira d’en appeler à la mémoire de tous les congressistes qui ont assisté à des Congrès Internationaux pour montrer l’extrême difficulté qu’entraînent les sept ou huit langues qu’on y est, à l’heure présente, obligé de parler et l’énorme économie de temps qui résulterait de l’emploi d’une seule langue dans ces Congrès où la traduction plus ou moins fidèle absorbe le plus clair du temps des congressistes.

Malgré cette proposition concrète, malgré la faveur de Léon Jouhaux, l’une des plus grandes figures du syndicalisme français, rien n’a vraiment changé. Le syndicalisme se heurte aux mêmes barrières linguistiques qu’au début du siècle dernier. Lors de grandes manifestations de travailleurs européens, à Bruxelles ou ailleurs, les participants sont, pour la plupart, dans l’impossibilité de dialoguer, d’échanger des idées, des propositions, de créer des liens d’amitié. Le temps n’est-il pas venu de comprendre que des sourires, des tapes amicales dans le dos ou des “V“ de la victoire formés avec les doigts, ne mènent pas bien loin ? Que le problème doit être traité au plus vite et sans préjugés dans les organisations de travailleurs ?

En 1910, la revue allemande “Der Arbeiter Esperantist” avait publié un avis exprimé par le Dr Zamenhof, l’initiateur de l’espéranto : “Il est possible que, pour nul au monde, notre langue démocratique n’ait autant d’importance que pour les travailleurs, et j’espère, qu’à plus ou moins brève échéance, les travailleurs constitueront l’appui le plus ferme pour notre cause. Les travailleurs feront non seulement l’expérience de l’utilité de l’espéranto, mais ils percevront mieux que quiconque l’essence et l’idée de l’espérantisme.“ Les décennies ont passé, et c’est finalement dans le berceau de l’anglophonie qu’est apparue une initiative soutenue par des personnalités, des responsables syndicalistes et des parlementaires britanniques, dont l’ex-premier ministre Harold Wilson. Au début des années 80, en Grande-Bretagne, le Trade Union and Co-op Esperanto Group (TUCEG) présidé par Jack Jones, avait diffusé un tract sous le titre “Democratic and Practical“. Le TUCEG appelait le mouvement ouvrier (Labour Movement) à soutenir activement l’espéranto comme solution démocratique et pratique au problème de langue mondiale. Ce tract soulignait un fait sous-estimé : “Les travailleurs ne disposent pas du temps, de l’argent et des possibilités de voyager nécessaires pour apprendre même une seule langue étrangère, et encore moins pour en apprendre plusieurs”.

Mais le cheminement d’une idée novatrice est très long dans un monde où s’impose la routine. La tendance est de se tourner vers l’anglais, sans mesurer les conséquences économiques, politiques, culturelles et sociales de ce choix. Ancien mineur britannique, occupant des fonctions de responsable au syndicat AFL/CIO, aux États-Unis, Mark Starr m’avait dit, lors d’un congrès de l’organisation socio-culturelle SAT à Toronto : “Celui qui impose sa langue impose l’air sur lequel doivent gesticuler les marionnettes.“ Et l’on constate en effet que, dans l’Union européenne, des postes de responsabilités sont attribués avec une nette préférence, de plus en plus fréquemment, à des natifs anglophones. On s’achemine vers une situation de colonisation. Lors de conférences et de congrès, il est connu que les intervenants sont nettement plus souvent des natifs anglophones. Ils sont parfaitement à l’aise. Ils n’ont pas besoin de chercher leurs mots et la meilleure façon d’exprimer leurs idées ou points de vue. Les non-anglophones se sentent moins adroits, voire maladroits, dans une langue qui n’est pas la leur et dont ils connaissent aussi mal les ressources que les pièges. Il existe même des risques de ridiculisation. C’est que n’avait pas su éviter une représentante du Danemark, l’un des pays européens où l’on a pourtant misé bien plus tôt qu’ailleurs sur l’anglais. Ministre danoise, ayant sans nul doute un niveau d’instruction très élevé, Mme Helle Degn avait, en effet, voulu s’excuser en ouvrant une séance internationale, de ne pas être familiarisée avec cette nouvelle fonction qu’elle assumait pour la première fois. Au lieu de faire comprendre cela, elle avait dit : “I’m at the beginning of my period“ , ce qui se traduit par : “Je suis au début de mes règles“. (“Jyllands-Posten“, 14 janvier 1994)

Pierre Bourdieu avait souligné, il n’y a pas si longtemps, le poids de la barrière des langues : “Les obstacles à la création d’un mouvement social européen unifié sont de plusieurs ordres. Il y a les obstacles linguistiques, qui sont très importants, par exemple dans la communication entre les syndicats ou les mouvements sociaux - les patrons et les cadres parlent les langues étrangères, les syndicalistes et les militants beaucoup moins. De ce fait, l’internationalisation des mouvements sociaux ou des syndicats est rendue difficile.“ (“Le Monde Diplomatique“, février 2002)

Un peu plus tard, dans un dossier du numéro de septembre 2002 de “Cadrature”, le magazine syndical du Groupement National des Cadres, en Belgique, Thierry Baudson rappelait lui aussi quelques réalités : “Le langage généralement reconnu comme indispensable au développement de l’économie mondiale, l’anglais, n’est certainement pas un outil favorisant l’égalité, même s’il paraît être un moyen de gommer les incompréhensions.” Puis il en venait à un autre constat : “Le patron paie des interprètes pour que tous se comprennent. Mais à 17 h ou 18 h, à l’hôtel, les délégués se regardent en chiens de faïence et les quelques groupes qui se forment le sont plus ou moins par la langue avec beaucoup de courage et d’effort pour passer un moment pas trop désagréable.“ Et tout ceci pour aboutir à un résultat sans rapport avec le temps, l’effort et l’argent investis : “Mais de stratégie, de discussion profonde, d’élaboration de cahier de revendications, de construction d’une action syndicale également supranationale, nous n’en avons que trop rarement. Alors qu’en l’absence du contrôle patronal des débats, le moment est idéal pour se connaître, s’apprécier et construire.

Thierry Baudson confirmait plus loin, s’il en était encore besoin, que l’usage de l’anglais, comme langue internationale, favorisait les natifs : “Ce n’est pas un hasard de constater que beaucoup de postes de responsables sont tenus par des anglo-saxons ou des anglophiles fiers de l’être et fort sensibles aux modèles particulièrement individualistes (...) Il est évident que dans ces instances ceux qui parlent la langue anglaise sont plus à l’aise et peuvent poursuivre dans les couloirs leur conciliabule (hors interprète) et ceci les favorise grandement quand il y a des postes à pourvoir.
Mais il est aussi évident — ceci est prouvé par d’éminents linguistes — que lors de discussions importantes, de négociations, de confrontations d’idées, les personnes s’exprimant dans leur langue maternelle auront toujours un avantage certain.

Tout cela rappelle certains termes du rapport Grin publié voici un an sous le titre “L’enseignement des langues étrangères comme politique publique” et dans lequel l’auteur en est arrivé à la même conclusion que Thierry Baudson : l’espéranto doit être pris en considération dans la recherche d’une solution équitable, économique et efficace au problème de la communication linguistique internationale.

Les réticences qui existent encore par rapport à une langue anationale (non-nationale), libre de tout lien avec quelque nation ou puissance que ce soit, sont essentiellement basées sur des préjugés. Le poids de la routine fait le reste. C’est pourtant un noble britannique, Lord Edgar Robert Cecil (1864-1958), donc un anglophone, futur prix Nobel de la Paix (1937), qui, en 1922, avait exhorté la Commission de Coopération intellectuelle de la SDN à “se souvenir qu’une langue mondiale n’était pas nécessaire seulement pour les intellectuels mais avant tout pour les peuples eux-mêmes“. Et ceci à une époque où le gouvernement français s’opposait farouchement à tout débat sur l’espéranto à la SDN.

L’espéranto est, de fait, depuis 1921, la langue de travail de l’organisation socio-culturelle Sennacieca Asocio Tutmonda (SAT : Association Mondiale Anationale, Paris). SAT a des adhérents dans une cinquantaine de pays et devrait, en principe, tenir son prochain congrès près de Paris en 2007. Il est l’une des langues utilisées aussi par la Confédération Nationale du Travail/Association Internationale des Travailleurs (CNT/AIT) et, depuis quelques années déjà, par le site d’information syndicale “Labourstart” situé en Grande-Bretagne. Le “Monde Diplomatique“ a aussi une édition réticulaire en espéranto. Portée aujourd’hui par Internet, l’idée mûrit et progresse en dépit du fait que, comme l’avait dit Albert Einstein : ”Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu’un atome”.

Henri Masson (article publié sur AgoraVox)

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