Tristan Bernard : une expérience de traduction

Publié le dimanĉo 4a aŭgusto 2002 par admin_sat

Mesdames, Messieurs,

Ce n’est pas une conférence que j’ai l’intention de vous faire aujourd’hui. Ce n’est pas non plus une causerie, non. Ce n’est pas non plus une allocution. Ah ! non ! C’est tout simplement une petite préface parlée, un exposé de l’épreuve d’essai organisée par "Excelsior".
Vous savez en quoi consistait cette épreuve ? En tout cas, je vais faire comme si vous ne saviez pas et vous l’expliquer de mon mieux.
Il s’agissait de se rendre compte exactement des qualités de l’Espéranto, et de voir s’il possédait la souplesse nécessaire pour rendre exactement tout le sens — même sous-entendu, même caché — d’un texte français.

On a prié un de nos tout premiers écrivains, Abel HERMANT, de donner un texte qui ne fut pas connu des traducteurs mis en présence. On a fait venir dans une des salles d’Excelsior une première équipe composée de six messieurs. De ces six messieurs, le premier savait admirablement le russe ; le second n’en craignait pas un pour l’allemand ; le troisième se jouait des difficultés de la langue anglaise ; le quatrième était un grand clerc en italien ; le cinquième en espagnol ; enfin le sixième était un espérantiste réputé.

On a donc communiqué le texte de M. Abel Hermant à ces six messieurs, et ils en ont fait six traductions : italienne, anglaise, allemande, espagnole, russe et espérantiste.
Puis on a fait disparaître ces six messieurs que sont venus remplacer six autres personnes, également expertes, et qui ont été chargées de retraduire en français les six textes italien, anglais, allemand, espagnol, russe et espérantiste. Puis ces six textes nouveaux ont été rapprochés de l’original et confrontés avec lui ? Alors le jury, dont j’avais l’honneur de faire partie avec mes confrères Abel Hermant, Alexandre Hepp, le jury a vu des chose a stupéfiantes : c’est que le texte italien, par exemple, et le texte espérantiste reconstituaient presque exactement le texte français, à part pourtant deux ou trois erreurs, erreurs raisonnables d’ailleurs, comme je vous le montrerai tout à l’heure. L’auteur français désigné pour cette expérience était admirablement choisi. Abel Hermant, en effet, est un des hommes qui connaissent le mieux le français. Il écrit la langue la plus vivante, la plus variée, la plus actuelle où se mêlent les mots les plus anciens et ceux que l’usage a le plus récemment adoptés. Et l’on peut être sûr que ces mots sont toujours employés dans leur sens exact et qu’il n’y a jamais d’impropriété. Il n’en est que plus remarquable que dans ce transvasement, pourrait-on dire, ce double transvasement, on n’ait perdu qu’aussi peu de chose d’une pensée si française, si délicate, et qui ne semblait pas, en raison de sa délicatesse même pouvoir subir, sans s’altérer, un double voyage.

Il ne s’agissait pas d’un concours entre des traductions et des traducteurs ; il s’agissait de savoir quelles étaient les langues qui permettaient le mieux cette dangereuse épreuve. Eh bien les doubles traductions par l’allemand et le russe n’ont pas donné des résultats excellents ; ceux de l’anglais ont été meilleurs ; l’espagnol, à part deux erreurs graves, a donné satisfaction au jury ; l’italien, comme je vous l’ai dit tout à l’heure a été admirable. Donc, ce qui était facile à prévoir, les langues latines ont montré qu’elles avaient plus d’affinité avec la langue française. Mais chose curieuse ó et c’est en cela que l’expérience était intéressante, et peut-on dire décisive, ó l’Espéranto a donné un résultat au moins égal à celui qu’avait fourni l’italien. Je vais vous lire quelques phrases des textes italiens et espéranto.

Ici, Tristan Bernard lit quelques morceaux du texte original et de sa reproduction à travers l’espéranto. Ils sont identiques, à un ou deux mots près, Il cite, en particulier, cette phrase : "une locomotive poussive conduite par des renards", qui, dans la retraduction de M. Aymonier était "une locomotive poussive conduite par des non-grévistes". Mais notre savant Samideano [1] avait piqué en note au mot "non-grévistes" ceux-ci : "renards où jaunes". Et le conférencier en profite pour louer la conscience scrupuleuse de M. Bourlet, qui aurait fort bien pu traduire renard par "vulpo", mais a tenu à n’employer qu’un terme internationalement compréhensible et cependant assez expressif pour que M. Aymonier ait pu deviner qu’il s’agissait de renards (M. Bourlet avait en effet traduit "renards" non pas par "nestrikantoj" qui signifie rigoureusement "non-grévistes" mais par le terme plus fort "malstrikuloj").
L’expérience, en ce qui concerne l’Espéranto nous paraît décisive. Un des reproches que les adversaires de cette langue avaient pu lui faire à priori, et sans la connaître d’ailleurs, c’est qu’elle serait insuffisante comme langue littéraire : elle ne serait jamais qu’un jargon commercial.

L’avis de mon confrère Hermant est que la traduction italienne est légèrement supérieure ; mon avis à moi est que la traduction espérantiste l’emporte ; mais notre avis à tous les trois : Abel Hermant, Alexandre Hepp et moi c’est qu’elles sont, en tout cas, très près l’une de l’autre. Eh bien je dis que ce résultat est extraordinaire. Qu’avec une langue artificielle comme l’Espéranto on soit arrivé à un résultat égal à celui qu’on obtient avec l’italien, cette langue ancienne, travaillée par des générations d’écrivains, douée de toutes les ressources et si près, en même temps, de la langue française, dont elle sait mieux que toute autre rendre les moindres nuances, c’est, dirai-je pour l’Espéranto, une performance admirable.

Quel avantage pour nous autres écrivains qui sommes, la plupart du temps, si mal traduits à l’étranger ! Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? Les relations entre la France et l’Angleterre littéraire ou l’Allemagne littéraire se font plus fréquentes, mais c’est un progrès bien lent : nous n’avons pas de truchement. Quand un agent étranger nous achète une pièce, il nous propose un traducteur. Ce traducteur ne nous paraît pas très bien savoir le français, mais nous nous figurons qu’il sait l’allemand. Et il nous arrive toutes sortes de mésaventures.

Un jour, Pierre Verber était en Allemagne pour assister à la représentation d’une de ses pièces. Au quatrième acte, il vit tout à coup un de ses personnages arriver dans une maison, en visite, avec son chapeau à la main et un linge blanc sur le bras. Pendant tout l’acte, Pierre Verber, qui était dans la salle, se disait :"Mais qu’est-ce que veut dire ce linge blanc ?". Il n’en eut l’explication qu’à la fin. Le personnage en question était un notaire. Le texte disait ceci : "M. Untel arrive avec une serviette sous le bras !"

Cette anecdote est rigoureusement authentique. Évidemment cela n’arrive pas tous les jours, parce que cela finirait par devenir très amusant... sauf pour l’auteur français dont on joue la pièce. Mais cet exemple suffit à illustrer la triste situation des auteurs français par rapport au public étranger. Eh bien, maintenant, je ne sais pas ce que diront mes confrères, mais je vous réponds, moi, je n’hésiterai plus : quand j’aurai une pièce à faire traduire à l’étranger, je la ferai traduire en Espéranto, sous mes yeux, par un des nombreux Espérantistes en qui j’ai toute confiance et, une fois cette traduction faite, on l’enverra à l’étranger à un Espérantiste distingué. Et celui-ci la traduira dans sa langue maternelle. L’expérience d’aujourd’hui nous a montré, et c’est très important pour nous, qu’un texte français traduit en Espéranto, ne perdait rien de son sens, et que l’on a enfin trouvé la véritable langue universelle.