“Une histoire très belle”

Publié le dimanche 22 juillet 2007

Le seul aspect historique des persécutions et interdictions dont l’espéranto a fait l’objet depuis son origine est traité dans un ouvrage de 546 pages de texte très dense comportant de nombreuses références très précises. Rédigé en espéranto, ce livre est paru aussi en allemand, japonais, italien, russe et lituanien. Son titre se traduit en français par “La langue dangereuse dans l’ouragan des persécutions”. L’auteur, Ulrich Lins, est allemand.
Que des dictatures se soient distinguées dans les persécutions contre l’espéranto et dans des tentatives d’élimination de cette langue internationale, ceci ne devrait échapper à personne, et il reste encore une énorme quantité de documents à consulter, en particulier dans les archives du KGB, en ex-URSS. La grande peur de tout dictateur, c’est en effet d’être considéré comme le véritable ennemi par le peuple qu’il a mis sous sa botte, c’est que celui-ci se rende compte que l’étranger n’est pas si hideux, méprisable et dangereux que tente de le faire croire sa propagande officielle. Le mensonge officiel passe d’autant mieux que le dialogue — donc la comparaison et la réflexion — est impossible entre les victimes. Moyen de dialogue par excellence entre les peuples, l’espéranto ne pouvait de ce fait avoir la faveur de leurs oppresseurs. Pour la tyrannie, c’était bel et bien la langue dangereuse. Aspirant à renforcer leur hégémonie, les puissances coloniales ne pouvaient voir d’un bon oeil l’émergence d’une langue commune, démocratique, équitable et anationale par laquelle les hommes seraient linguistiquement égaux en droits.

Nous en avons eu la preuve à partir de 1921, lorsque le gouvernement français s’est farouchement opposé à tout débat sur l’espéranto au sein de la Société des Nations, allant même jusqu’à interdire l’usage des locaux scolaires pour son enseignement. A l’origine de cette dernière décision, nous trouvons le ministre de l’instruction publique, Léon Bérard, qui devint ambassadeur du gouvernement de Vichy au Vatican. Heureusement, ce décret scélérat fut abrogé sous le gouvernement d’Édouard Herriot. Parmi les pourfendeurs de l’espéranto, il y eut aussi le Suisse Gonzague de Reynold qui se distingua comme idéologue d’extrême-droite et partisan du régime hitlérien.

A côté des tracasseries, des perquisitions, des emprisonnements, des déportations et des exécutions qui ont été le fait de régimes totalitaires, il y a eu aussi la cohorte des minables qui, pour peu qu’ils avaient un uniforme, un galon ou une simple casquette, un stylo, un semblant de fonction, se sont érigés en justiciers. Depuis le chef de service alcoolique de la censure tsariste qui, pour soutirer ce que l’on pourrait appeler un pot-de-vin, avait menacé de faire condamner le père de Zamenhof pour outrage au tsar, jusqu’à cet officier de police hongrois qui avait interdit aux travailleurs d’apprendre “cette langue de voleurs” ; depuis cette comtesse russe qui refusa de continuer à prêter une maison pour des cours d’espéranto à partir du jour où quelqu’un lui fit croire que les espérantistes étaient des “diables francs-maçons”, jusqu’à cet individu fruste et inculte de l’île grecque de Samos à qui deux avocats firent croire, là aussi, que les espérantistes étaient des impies et des francs-maçons (alors que la franc-maçonnerie n’a jamais été complaisante à l’égard de l’espéranto !) et qui avait ameuté des paysans pour les châtier, ce serait à éclater de rire s’il ne s’agissait que d’une pièce de théâtre. Hélas, ces agissements ont parfois pris une tournure dramatique, voire tragique. Ainsi, en Chine, le responsable d’un groupe d’espéranto fut assassiné par un inconnu après une déclaration publique du maire selon lequel “L’espéranto serait peut-être la cause d’une révolution”. L’espéranto a fait l’objet de persécutions acharnées tant de la part des régimes nazi que soviétique. Comme Léon Bérard, le ministre de l’éducation du IIIème Reich, Bernhard Rust, a interdit l’enseignement de l’espéranto dans les écoles par un décret du 17 mai 1935. La Gestapo a tout mis en oeuvre pour liquider la famille Zamenhof : ses deux filles Lydia et Sofia ont péri dans le camp de concentration de Treblinka avec Ida Zimmermann, la soeur cadette de Zamenhof. Son fils Adam et son gendre, le Dr Henryk Minc, ont été fusillés à Palmiry, lieu d’exécutions sommaires. Sa belle-fille Wanda n’a échappé que de justesse à ce carnage avec son fils qui vit aujourd’hui en région parisienne.
A l’absence de culture politique s’ajoute ainsi l’absence de culture tout court, l’absence d’esprit critique. Nous voyons aujourd’hui, en particulier sous certains régimes, où mènent de tels procédés obscurantistes visant à empêcher le public de découvrir par lui-même la part du vrai et du faux dans le flot des informations. Des journalistes ont payé de leur vie leur conscience professionnelle et leur courage. Sans doute serait-il intéressant d’analyser, de pouvoir évaluer en pourcentage, d’une part le rôle des pouvoirs tyranniques et, d’autre part, celui de la bêtise épaisse dans tout ce qui a entravé la progression de l’espéranto. L’obscurantisme existe à tous les niveaux et dans tous les domaines, pas seulement dans les sectes. Il se manifeste par la calomnie, les chicanes, les interdictions, la censure, l’obstruction au droit de regard, la manipulation de l’information, jusque, dans les cas extrêmes, par le comportement inqualifiable de bandes qui estiment détenir de droit divin le rôle d’exécuteurs de châtiments.

Henri Masson