Développement affectif

Publié le mardi 7 janvier 2003 par admin_sat

Nous en arrivons ainsi à l’affectivité. Apprendre l’espéranto est une grande aventure qui apporte à un enfant de profondes satisfactions. Tous les enfants aiment les codes, les alphabets secrets, les langues mystérieuses. Les langues nationales (et c’est aussi vrai du latin) ne peuvent répondre à ce désir de jeu symbolique parce que le temps nécessaire pour pouvoir les utiliser avec aisance est beaucoup trop long. En revanche, dans une langue où tout effort est immédiatement rentable, l’enfant progresse à une vitesse surprenante et au bout de quinze leçons il peut déjà avoir de véritables conversations. C’est extrêmement encourageant. Tout apprentissage où les progrès sont perceptibles donne une impression d’accomplissement dont la valeur ne saurait être surestimée.

La cohérence a, elle aussi, quelque chose d’extrêmement satisfaisant. Certains élèves la découvrent avec l’algèbre, mais elle est trop abstraite pour la majorité. L’espéranto donne à l’enfant un sentiment de cohérence dans un domaine concret qui n’exclut pas la drôlerie (l’élève remarque très vite que les possibilités lexicales de l’espéranto se prêtent merveilleusement à l’humour).

Affectivement satisfaisant, l’espéranto l’est aussi de par la nature des difficultés qu’il présente. Celles-ci existent bel et bien, mais il n’y a problème au niveau du signifiant que s’il y a problème au niveau du signifié. Ces difficultés n’ont rien de commun avec les complications purement formelles dont les hasards de l’histoire ont encombré les langues nationales.

Le genre, en allemand, offre un exemple de pareille complication. Aux variations de genre ne correspondent presque jamais de variations dans la réalité. Shakespeare n’a-t-il pas écrit des chefs-d’úuvre immortels dans une langue où ce problème est totalement inconnu ? Autre exemple : l’orthographe du français, ou une même dérivation latine (ad + g) aboutit à des formes divergentes dans des mots tels que agression et aggraver (comp. anglais : aggression, aggravate ; espagnol : agresión, agravar). Les difficultés formelles surchargent la mémoire sans contrepartie au niveau conceptuel. Ce n’est pas par paresse que l’enfant préfère l’espéranto aux langues nationales, c’est par un refus bien naturel de l’arbitraire, parce que son bon sens lui suggère que la langue est faite pour l’homme et non l’homme pour la langue.

Si une phrase comme "j’ai cru cet homme sincère" pose un problème de traduction, c’est qu’elle est ambiguë. Elle se traduira par mi kredis tiun viron sincera si elle signifie "cet homme, je l’ai cru sincère", mais par mi kredis tiun viron sinceran (ou tiun sinceran viron) si elle signifie "j’ai cru cet homme [j’ai ajouté foi à ce que disait cet homme], qui est un homme sincère" . De même la phrase "je vous aime plus que lui" sera rendue par mi amas vin pli ol li si l’on veut dire "je vous aime plus qu’il ne vous aime", mais par mi amas vin pli ol lin si l’on veut dire "je vous aime plus que je ne l’aime". Prenons encore un exemple : à partir de li ’il’, ’lui’ et de si ’soi’, on forme régulièrement les adjectifs possessifs lia ’son’, ’à lui’ et sia ’son’, ’à soi’, qui correspondent respectivement au latin ejus et suus. L’expérience montre que pour les Occidentaux le maniement de ces adjectifs est malaisé. S’y exercer dans une langue, par ailleurs facile, où la référence au pronom-racine est transparente, constitue une préparation très utile pour ceux qui se mettront plus tard au russe ou au latin.

Pour l’affectivité de l’enfant, les difficultés formelles sont autant de brimades arbitraires. Leur absence confère une valeur particulière à l’espéranto, qui donne à l’élève l’occasion d’accepter avec joie et créativité l’apprentissage d’une grammaire universelle et d’un noyau de vocabulaire étranger qui lui facilitera largement l’étude ultérieure d’autres langues.
Mais ce plaisir au travail n’est pas le seul apport de l’espéranto à l’affectivité de l’enfant. Tout un jeu de préfixes et de suffixes permet de situer les notions le long d’une gamme qui va du concept initial à la notion opposée en passant par la simple négation, un peu comme en français on pourrait voir une gamme dans la série : brûlant, chaud, tiède, ni chaud ni froid, frais, froid, glacé. Cette possibilité permet à l’enseignant d’apprendre aux enfants, dont l’affectivité est en grande partie régie par la loi du « tout ou rien », que les sentiments et les jugements de valeur sont susceptibles de nuances à l’infini. Que d’états intermédiaires entre le courage et la lâcheté, l’amitié et l’inimitié, l’espoir et le désespoir ! L’espéranto permet de les exprimer sans alourdir le vocabulaire, et l’apprentissage du lexique, par le jeu de ces « gammes linguistiques », favorise la différenciation fine des sentiments. On sait depuis la psychanalyse l’importance que revêt pour chacun la verbalisation nuancée de ses affects. Fournir à l’enfant un outil linguistique bien adapté à cette nécessité, c’est apporter une contribution modeste, mais réelle, à l’hygiène mentale.

Tous ces éléments ne sont pas négligeables ; mais le véritable apport de l’espéranto sur le plan affectif tient à l’extraordinaire épanouissement de la sensibilité qui accompagne la découverte concrète et directe du monde où nous vivons. Chez l’enfant qui apprend l’espéranto, celle-ci se fait généralement par deux voies : d’une part, la correspondance avec des enfants de toutes sortes de pays sans le moindre problème de communication ; d’autre part, la découverte des productions littéraires des peuples les plus divers. Les voyages se développant, une troisième voie devient de plus en plus fréquente : le contact direct avec des espérantophones étrangers.

J’ai appris l’espéranto pendant la guerre et je me souviens de la frustration que j’éprouvais en feuilletant le volume relié d’une revue de jeunes, La Juna Vivo, qui avait cessé de paraître du fait des circonstances, et dont ces anciens numéros contenaient des listes de garçons de mon âge japonais, estoniens, brésiliens, islandais... qui désiraient correspondre avec des enfants d’autres pays. Dès que les revues internationales en espéranto ont refait surface, j’ai eu plusieurs correspondants dans le monde entier, et je garde un souvenir particulièrement ému d’un jeune Chinois, mort d’une balle perdue lorsque l’avance communiste a atteint Chengdu, où il résidait, et avec qui j’ai correspondu de 1945 à 1948. Cet échange m’a marqué pour la vie.

Sur le plan culturel, c’est surtout au moment de l’adolescence que l’espéranto peut devenir un ami inestimable. La réalité est, ici, souvent mal comprise. On entend dire qu’il serait dommage de faire travailler les jeunes sur une langue dite « sans âme » parce que n’ayant pas derrière elle un riche passé culturel. Ce concept d’« âme » est bien difficile à cerner dans le cas d’une langue, et pourtant chacun sent intuitivement qu’il recouvre une réalité. C’est pourquoi je serais tout disposé à accepter cette objection si l’espéranto était une langue sans âme. Mais tous ceux qui en ont une expérience vécue savent qu’il n’en est rien. Des milliers de projets de langue internationale ont vu le jour. Seul l’espéranto est devenu une langue vivante, ayant un style, un caractère, une atmosphère qui lui sont propres. D’où cela vient-il ? Du fait que c’est au départ l’expression de la créativité d’un enfant et non une construction rationnelle d’un homme mûr ? Du premier milieu de diffusion de la langue : ces citadins de condition modeste mais à l’esprit très ouvert, animés d’un idéalisme passionné, qui ont marqué de leurs espérances un peu utopiques les dernières décennies du tsarisme en Russie, en Pologne et dans les pays baltes ? Des persécutions, qui, du tsar aux autorités portugaises en passant par Hitler et Staline, ont joué un grand rôle dans l’histoire de la langue internationale ? Du fait qu’il s’agit moins d’une création de toutes pièces que de l’organisation d’un trésor linguistique partagé par tous les peuples indo-européens (les mots sont passés en espéranto avec tous les harmoniques dont des siècles d’usage les avaient entourés : kanajlo a conservé toute la fraîcheur française que le mot « canaille » avait au XVe siècle, hejme garde en espéranto la même tonalité de « chaleur du home » que ses équivalents germaniques, klopodi exprime toujours ce même effort tenace vers un but peu accessible que chez les peuples slaves où le mot a été emprunté) ?

Quoi qu’il en soit, le fait est que l’espéranto a une âme, et qu’il se montre moins hétérogène que l’anglais, né comme lui d’un mariage improbable et comme lui largement débarrassé des formes grammaticales aberrantes des idiomes parents. Longtemps méconnu par la linguistique, rejeté par la majorité des intellectuels, il a été l’enfant choyé de quatre générations d’artisans et de poètes qui ont su transmettre une étonnante vitalité à ce qui aurait pu n’être qu’un ensemble hétéroclite de signes conventionnels.

En raison de sa limpidité grammaticale, de la liberté qui préside à la formation du lexique, de la souplesse d’une phrase où, comme en russe et en latin, l’ordre des mots est généralement affaire de style et non de grammaire, il se révèle être un excellent interprète, capable de jouer tous les rôles en se pliant au moindre caprice des personnages à incarner. Langue modeste, transparente, elle laisse passer plus qu’aucune autre la totalité des valeurs d’un original littéraire.

L’exemple suivant donnera peut-être une faible idée de ses possibilités. Les propriétés de la langue chinoise ont permis à Confucius de ramasser en quatre mots une injonction faite aux pères et aux enfants d’accepter leurs rôles respectifs dans la famille. Les quatre mots chinois peuvent être traduits par les quatre mots espérantos correspondants de façon parfaitement claire et naturelle : patro patru, filu fil’  [1], Aucune autre langue, à ma connaissance, ne peut donner une traduction à la fois aussi correcte quant au sens et aussi fidèle quant à la forme. Le français « que les pères se conduisent comme des pères et les fils comme des fils » perd tout l’impact de la concision chinoise et restreint indûment le sens (on pourrait dire : « assument leur rôle de père », mais les deux expressions ne sont pas absolument équivalentes. La phrase chinoise, comme la version espéranto, intègre les deux idées en une formule plus large). L’anglais est considéré comme une langue particulièrement adaptée aux formules concises qui font choc. Pourtant, la seule traduction à peu près correcte qu’on ait pu me donner de la formule en question est beaucoup plus lourde que l’original : Let the fathers be fathers and the sons sons. Je précise que j’ai demandé à une dizaine d’espérantistes de pays et de milieux sociaux différents de m’expliquer comment ils comprenaient la phrase en espéranto : leurs réponses détaillées montrent sans doute possible qu’ils la comprennent tous de la même façon et qu’ils lui donnent exactement le sens de l’original chinois.

On sait que la poésie anglaise est spécialement rebelle à la traduction, à cause de la brièveté des mots et de la force du rythme. Lisez pourtant les poèmes de Wyatt, de Shakespeare, de Gray, de Blake dans l’Angla Antologio (compilée, il est vrai, par des traducteurs du pays même, sensibles à des subtilités qu’un étranger ne sentirait pas ; ce n’est pas le moindre avantage des traductions littéraires en espéranto que d’être établies par des compatriotes de l’auteur) et vous verrez que la musique des sons et des rythmes est respectée dans des traductions où pas une nuance ne se perd. Et dans quelle autre langue que l’espéranto a-t-on traduit les jeux de mots d’Omar Khayyam par des jeux de mots équivalents sans trahir ni le rythme ni le sens de l’original persan ?

Pour aborder des textes littéraires en espéranto, un enfant n’a pas besoin de plus de six mois d’étude. Cela paraît incroyable parce qu’il est difficile à un Occidental d’imaginer une langue dépourvue de complication formelle, au lexique totalement fondé sur le principe de la dérivation. (En espéranto, apprendre les mots jeunesse, rajeunir, rajeunissement, vieux, vieillesse, vieillir, vieillissement, juvénile, sénile, sénilité.., ne consiste pas à mémoriser un vocabulaire nouveau. Il suffit d’apprendre la racine jun-’jeune’ et d’y appliquer des règles précises, comme dans la conjugaison d’un verbe régulier. L’allégement que cela implique pour la mémoire est peut-être impossible à concevoir pour qui n’en a pas fait l’expérience. Essayons de le faire sentir par quelques exemples.

L’élève n’a pas à apprendre des mots tels que boulanger, boulangerie ; décoloration, bicolore, monochrome ; meute, chiot, chenil, cynéphale ; couteau, tranche, taille, dépecer ; résidence, domicile, population, peupler, habitable, emménager, déménager, inhabité, aborigène, surpeuplé... Pour savoir l’équivalent espéranto de chacun de ces mots il suffit de connaître les racines correspondant à ’pain’, ’couleur’, ’chien’, ’couper’ et ’loger’. En fait, ces cinq racines permettent de former, par seule dérivation, 75 mots courants environ.

Des textes de toutes les époques et de toutes les cultures ont été publiés en espéranto dans d’excellentes traductions. Ce serait un jeu d’enfant de réunir les meilleurs en une ou deux anthologies où Dante voisinerait avec Lu-Xin, Tolstoï avec Sophocle, Madách avec Mickiewicz et Goethe avec Martin Fierro ou Ono-na-Kamachi. Que de noms inconnus du collégien d’aujourd’hui, enfermé dans une seule culture, avec à la rigueur quelques aperçus sur deux ou trois grandes littératures étrangères, comme si les petits pays ou les peuples lointains n’avaient pas eux aussi produit des úuvres de grande valeur ! Tous ces trésors sont à portée de main des enfants de nos écoles, il leur suffit de six mois pour y avoir accès. N’est-ce pas un crime, dans ces conditions, que de laisser cette porte fermée ?