Développement de l’intellect

Publié le mardi 7 janvier 2003 par admin_sat

L’intérêt que revêt pour le développement de l’esprit l’apprentissage d’une deuxième langue n’est contesté par personne. Mais je me demande si l’on aborde actuellement le problème par le bon bout., Toute bonne pédagogie suppose en effet que l’on série les difficultés. Comment le faire dans le cas des langues, dont chacune se présente comme un tout où le plus courant est en général le plus difficile ?

Une phrase maintes fois entendue dans mon adolescence résonne encore à mes oreilles : « On dirait que tu sais déjà. » Eh oui, pour mes camarades, quand nous apprenions le latin ou l’allemand et même le français « je savais déjà ». Pourtant, je n’avais rien appris de plus qu’eux en allemand, en latin ou en ce qui concerne les subtilités de ma langue maternelle. La vérité, c’est que l’espéranto, que j’avais appris par jeu, en m’amusant, m’avait donné la connaissance d’une « grammaire pure » et des habitudes lexicologiques qui représentaient pour moi un atout considérable par rapport à mes camarades. Pour eux, la langue nouvelle était heurtée de front ; pour moi, les difficultés avaient été sériées. Ne recommande-t-on pas aux personnes sédentaires, avant de faire du ski, de se préparer par une gymnastique appropriée ? J’avais eu ma gymnastique, facile, agréable parce qu’à ma portée, et c’est bien préparé que j’abordais l’étude des langues dites sérieuses.

Mon expérience est loin d’être unique. Une école anglaise a procédé à l’essai de façon tout à fait scientifique. Une classe (le groupe témoin) a fait deux ans de français pendant que dans une autre classe de sujets équivalents (le groupe expérimental), l’enseignement du français était remplacé pendant la première année par l’enseignement de l’espéranto. Les tests de français effectués au bout des deux années ont montré que les élèves du groupe expérimental étaient au même niveau que ceux du groupe témoin. Non seulement ils n’avaient rien perdu, mais l’étude avait été pour eux beaucoup plus agréable parce qu’ils avaient commencé par apprendre une langue qu’ils pouvaient immédiatement pratiquer.

Apprendre le vocabulaire de l’espéranto est le type même du jeu éducatif. Comme dans le célèbre test d’intelligence des Progressive Matrices, il s’agit, en suivant deux axes, d’aboutir à une intersection qui est le mot recherché. Sachant premier axe que le nom se termine par -o, le verbe à l’infinitif par -i, l’adjectif par -a et l’adverbe par -e, et deuxième axe que fini veut dire finir, l’élève apprend à « inventer » les mots fino, ’fin’, fina ’final’ et fine ’finalement’. La référence au français, beaucoup moins cohérent une série comme « fin, finir, final... », où la racine demeure constante dans les diverses catégories grammaticales, est exceptionnelle dans notre langue , l’oblige à découvrir les rapports sémantiques entre les mots. Si helpi signifie ’aider’, que veut dire helpa ? Et l’élève s’aperçoit, parfois avec stupéfaction, que l’adjectif français correspondant est ’auxiliaire’.

En français, et dans la plupart des langues nationales, les séries sont rarement complètes et il est impossible d’accéder, sur le plan linguistique, à cette exploration de tous les cas possibles qui est, pour Piaget, le signe du passage au stade le plus avancé de l’intelligence, celui des opérations formelles. Dans le cas de l’espéranto, toute étude de texte amène l’enfant à procéder à cette analyse linguistique des possibles, mais en se concentrant uniquement sur le problème des rapports sémantiques, puisque l’orthographe, la prononciation, la grammaire et, souvent, le sens des racines ne posent aucun problème.

L’introduction des affixes, dont le sens, plus large qu’aucun mot français, est pourtant bien défini, permettra à l’enfant de former une infinité de mots. Le suffixe -ema indique le trait de caractère, la tendance, le mouvement spontané : helpema signifie ’serviable’, ordema ’rangé’, ’ordonné’, donema ’généreux’. Quand l’enfant rencontrera le mot kantema, qui désigne celui qui est, par rapport au chant (kanto), ce qu’une personne rieuse (ridema) est par rapport au rire (rido), comment le traduira-t-il ? De même. à côté de samlandano ’compatriote’ (formé à partir de sam- ’même’ et land- ’pays’), samreligiano ’coreligionnaire’, comment exprimer en français les notions de samrasano (raso ’race’), samvalano (valo ’vallée’), samideano (ideo ’idée’)  ? L’assimilation généralisatrice n’étant inhibée par aucune anomalie linguistique, l’enfant arrive très vite à sentir et à saisir le sens des mots ainsi formés. Mais leur traduction sera chaque fois un défi qu’il ne pourra relever qu’en exploitant toutes les ressources de sa langue maternelle. Ainsi la version devient-elle un exercice, non plus de deuxième langue, mais d’expression française.

Le maniement du lexique de l’espéranto habitue l’enfant à coordonner ces deux pôles apparemment opposés que sont la liberté et la rigueur : liberté, puisqu’il peut former tous les mots qu’il veut ; rigueur, puisqu’il ne sera compris que s’il respecte les règles de dérivation et le sens précis des racines. C’est ainsi que pour traduire ’condisciple’, il pourra imaginer toutes sortes de solutions : kunlernanto (kun ’avec’, lern-’apprendre’), samklasano, samlernejano (lernejo ’école’), kunlernejano, kunstudanto, studokunulo (kunulo ’qui est ou agit avec’, ’compagnon’) ou quelque autre synonyme correctement formé, mais on ne pourra admettre kondisciplo, solution paresseuse introduisant un néologisme inutile, ni kundischiplo, qui signifie ’co-disciple’, ’disciple d’un même maître à penser’.

Cette coordination de la liberté et de la rigueur se retrouve au niveau de la grammaire. Par rapport à la plupart des autres langues, c’est la grande liberté : ’je vous aide’ peut se traduire aussi bien par mi helpas vin (structure anglaise) ou mi vin helpas (structure française) que par mi helpas al vi (structure allemande) ou mi al vi helpas (structure russe) ; mais ce n’est pas l’anarchie : dire mi vi helpas ou mi helpas vi revient à ne pas se faire comprendre dans une langue où l’ordre des mots, comme en latin ou dans les langues slaves, n’indique pas les rapports grammaticaux. L’espéranto est fondé sur le principe du "nécessaire et suffisant" : pour que le message passe, il suffit, dans cet exemple, que le concept d’aide soit exprimé sous forme de verbe au présent et que le sujet soit distingué de l’objet, mais il est nécessaire, sous peine de ne pas savoir qui aide qui, que cette distinction soit faite ; peu importe qu’elle soit marquée par une désinence ou une préposition. En fait, l’intérêt psychologique de cet apprentissage dépasse de loin le simple niveau intellectuel. Il n’est pas mauvais de découvrir sur un terrain affectivement neutre que l’alternative rigueur/liberté représente peut-être un problème mal posé.